La suite des aventures - et du journal de bord - de Bruno, à bord du bateau Professeur Molchanov

JOUR 26 h du matin. Je me réveille brutalement. Toutes lumières allumées, mes deux compagnons de cabine, de sérieux «birdeurs», sont en train de s'habiller pour sortir voir les oiseaux. Ils veulent profiter du premier rayon de soleil.

Je tente de me lever. J'ai de la misère à soulever ma tête de l'oreiller tellement le bateau roule.

Je réussis à m'asseoir sur le lit.

«Ça va nous prendre une période d'adaptation, je lance à la blague à mes nouveaux amis.

Andy me regarde, sourire en coin. Et il soupire, en lettres attachées.

- Pff ! Wédilgrift rrroum tadaille !»

Graham part à rire.

Ah bon. Décidément, ça va me prendre un logiciel de traduction Yorkshire-Québec. Puis les deux sortent, à l'aise, avec leurs bottes Wellington et leurs jumelles Zeiss autour du cou. Eh, vous savez ce que sont ces fameuses bottes «Wellington» ? Des bottes de caoutchouc, câ...

Mes Sorel sont bien meilleures !

Toute la matinée, je combats le mal de mer. Je sors. Je rentre. Je sors. Les albatros hurleurs n'ont rien pour me réjouir. Je rentre. Je sors. Je vois un rorqual commun. Le deuxième plus gros mammifère au monde. Big deal.

Je rentre. À l'intérieur, c'est pire. Je n'ai pas envie de vomir. J'ai rien qu'envie de mourir.

La journée sera longue.

***

Le soir, Graham lit un livre sur les oiseaux en écoutant The Clash sur ses haut-parleurs d'iPod. Il ne lève même pas les yeux quand j'entre dans la cabine.

Andy est couché. Il est 21 h.

Je mets des bouchons. Je tire le rideau.

Deuxième nuit d'insomnie, à m'écouter le coeur battre dans la gorge.

JOUR 3

Sur la quarantaine de passagers, au moins la moitié ne fait pas partie du groupe des «birdeurs». Et pour ceux que l'observation des oiseaux ne branche pas, les organisateurs offrent des conférences sur la faune, la flore et sur l'histoire de la région. À ces réunions, la moyenne d'âge des participants frôle les 70 ans. Parce que de nombreux retraités font le voyage. Et pour plusieurs, c'est leur deuxième visite en Antarctique ! Des gens intéressants, de milieux divers, qui ont parcouru de long en large le globe : un géophysicien renommé, une photographe, un biologiste, des profs d'université, un Québécois d'origine italienne complètement sauté qui veut visiter les 1000 sites classés par l'UNESCO (avec sa permission, je vous reparlerai de lui, surtout qu'il s'appelle Bruno !), un ex-CIA qui a bossé en Afghanistan avant l'invasion soviétique, un capitaine de la marine française de 87 ans, un couple de vieux hippies hollandais capotés qui voyagent depuis 22 ans... Moi, au travers de ce groupe, je suis un atome BB, avec des patins mal aiguisés !

Bref, les conférences sont de qualité, mais est-ce que je suis venu sur un bateau afin de m'enfermer dans une salle de classe ?

Non. J'enfile quatre couches de vêtements, et je sors sur le pont.

Nous sommes au milieu du passage de Drake. La mer est gonflée. Grise. Le vent fouette les visages. Je comprends vite pourquoi les gens plus âgés restent à l'intérieur.

Dehors, c'est «rough» en ta !

Les escaliers de métal sont à pic, le pont est glissant comme une patinoire après le passage de la Zamboni, et la barre sur laquelle on se tient est trop grosse pour une petite main fragile. Ajoutez à tout ça des creux de 4 à 5 m et une inclinaison de 25 degrés, gauche-droite-gauche-droite-gauche...

Et vous aurez quelque chose d'excitant à mort.

Je me sens revivre. Bye bye, mal de coeur. C'est bon comme j'ai peur !

Un cri retentit sur le pont supérieur.

«What the f... ! ! !»

C'est Andy, mon coloc, duquel je ne comprends pas un traître mot, d'habitude. Mais ça, je l'ai bien compris. J'accours.

Tous les birdeurs sont tournés vers l'arrière du bateau et tentent, tant bien que mal, d'observer un oiseau qui s'échappe.

«Over there !»

Je tends mes jumelles dans la direction indiquée. Par chance, je distingue très bien l'objet de leur recherche : c'est un oiseau gris avec une tête blanche. Bof.

Mais je semble être un des seuls à l'avoir vu parce que les autres se tapent sur les cuisses, en guise de frustration. Andy se tourne vers moi.

«Did youp see the "fouckinwhaillhaideudpetreul"?

- Oui. J'ai vu un oiseau gris avec une tête blanche.

Graham, l'autre coloc, me sert une grande tape dans le dos.

- Fouck youp, man !»

Soudainement, je suis une star. Parce qu'il est supposément rare et difficile à apercevoir, le pétrel de Lesson. Et pour un non-«birdeur», paraît-il que c'est une façon spectaculaire de commencer une collection...

Le soir, les «birdeurs» partent sur la brosse pour célébrer le fameux pétrel. Et ils parlent d'oiseaux comme on parle de poissons, après une bonne plongée sous-marine...

Ils commencent à me plaire, ceux-là.

Demain, si les conditions le permettent, nous débarquerons en Antarctique.

Verra-t-on le trou dans la couche d'ozone ? *

*Tiré d'une «Liste de questions épaisses posées par les passagers».

Photo: Bruno Blanchet, collaboration spéciale

À bord du Professeur Molchanov, au milieu des glaces, observation d'un phoque léopard.