Au milieu de l'assiette, le cochon d'Inde fumait. C'était laid. Une fois bien grillée et dépourvue de son pelage, l'aimable petite bête ressemble drôlement à un rat : un rat mort, qu'on avait en plus tranché en deux, dans le sens de la longueur. Une belle coupe franche, habile, quasi chirurgicale. Schlac ! Et tout y était, intact : les petites dents, les petites pattes, la petite oreille, et le petit dedans... C'était troublant. Comme du Damien Hirst, enfant.

À peine 20 minutes auparavant, derrière le pittoresque restaurant de Tipon, le joli et mimi animal de compagnie couinait, peinard, en grignotant une feuille de laitue, dans son petit enclos, entouré d'une douzaine de ses pairs qui, comme lui, ne se doutaient pas une seconde qu'ils allaient bientôt être servis avec de la sauce à la menthe, une pomme de terre et des spaghettis... Devant ce cheptel incongru, j'étais dubitatif. Fallait choisir. Lequel est le meilleur au goût ? Mange-t-on le plus poilu ? Le plus brun ? Ou le plus gras ?

«Comment faut-il choisir son cochon d'Inde, Antoine ?»

Mon nouvel ami Antoine, lui-même dans l'ignorance, traduit alors en espagnol ma question à la dame du restaurant. Après une seconde de réflexion, elle nous répond :

«En le montrant du doigt !»

Ah ! Science extraordinairement précise, que le choix d'un mets raffiné péruvien ! Alors, j'ai fermé les yeux et j'ai pointé au hasard une de ces malheureuses petites bêtes. Désolé, Mickey ! Maintenant, ne restait qu'à le manger.

Au milieu de l'assiette, le cochon d'Inde fumait... Ouache ! À quoi ai-je bien pu penser ?

***

Après le tournage de l'émission télé Partir autrement sur le lac Titicaca et les indigènes forts accueillants de l'ethnie quechua, l'équipe repartie à Montréal, j'avais décidé de me précipiter à Cuzco, la capitale officielle de la civilisation inca, également la ville d'où s'organisent les treks et d'où partent les trains pour le Machu Picchu. Je ne disposais que de deux jours, et j'allais tenter de me greffer in extremis à un groupe de touristes afin de visiter les fameuses ruines.

J'étais donc sur le gros rush, à la recherche d'un hôtel au centre-ville, avec en tête la chanson Run To The Hills de Iron Maiden. Et je crois même que je la sifflais un peu fort lorsqu'un beau jeune homme s'est avancé vers moi, la main tendue.

«Bonjour, Monsieur Blanchet ! Qu'est-ce que vous faites ici ? Je vous croyais en Australie !»

J'ai sursauté. Vous me faites tellement plaisir, quand vous m'abordez. Je ne m'y habituerai jamais.

Il s'appelle Antoine. Étudiant. Voyage seul. Dans la très jeune vingtaine. Pourrait être mon fils. Au chic Cucaracha Club, devant une grande Cusqueña muy fria, il me fait part de sa situation :

«Je pourrais rester ici encore quelques semaines. J'ai du temps et j'ai le budget ! Mais je stresse trop... Faudrait vraiment que je rentre. Faudrait que je retourne à l'école. Mais en même temps, je ne sais pas quoi faire...»

Antoine est au Pérou depuis un mois pour apprendre l'espagnol. Il vit dans une famille, à Cuzco, et il se débrouille déjà si bien dans la langue de Cervantès que la serveuse lui demande «s'il vient de l'Argentine»! Il est flatté. Et pourtant, en ce moment, il a l'impression de stagner. De faire du surplace. À 20 ans ? Oui, selon lui, il aurait dû décider de son avenir il y a longtemps...

Dites-moi donc, les jeunes : qui vous a mis ça dans la tête ? Calmez-vous les nerfs ! Bienvenue dans le monde merveilleux des adultes, où il y a suffisamment de monde énervé. S.V.P. n'en ajoutez plus, la coupe est pleine !

Antoine se croit inutile. Il a tort. J'ai beaucoup plus à apprendre de ce jeune homme que des ruines, aussi incas soient-elles. Demain, je reste avec lui.

«J'ai une idée, Bruno ! On pourrait aller à Tipon, un village à 45 minutes de bus local, pour manger de la cuy !»

- Pardon ?

Comprenez mon interrogation : cuy se prononce couille. Mais signifie cochon d'Inde.

***

Le dernier mets «traditionnel» que j'ai avalé était plutôt succulent. En Australie, Boris et moi, nous avions été invités par Jason et Sophie, de Québec, installés depuis quelques années à Perth. Ils nous avaient reçus dans leur loft, et ils nous avaient préparé un pâté chinois à la viande de... kangourou ! C'était délicieux et ça ne ressemblait pas du tout à un rat mort.

Peu de choses me font frissonner. Le rat mort est une de celles-là.

Visiblement, Antoine n'en est pas à son premier cochon d'Inde. Sans hésitation, il arrache la patte de derrière et se met à gruger la viande autour de l'os. Il y en a peu, et ça goûte le poulet pas bon. Il rit de me voir zigonner avec la bébitte. Il se moque de moi.

Il est beau comme un coeur. Faudrait le lui dire.

Il s'appelle Antoine. Étudiant. Voyage seul. Dans la très jeune vingtaine. Pourrait être mon fils. Pourrait être votre garçon.

Pourrait être toi.