Avant de me décider à aller au Burundi, j'ai consulté autant de gens que je le pouvais sur la sécurité dans le pays, et j'ai lu tous les avertissements que j'ai pu trouver sur l'internet. La guerre civile fait toujours rage dans certaines régions, et la situation est présumée «volatile». Or, je n'ai rien vu ni entendu qui aurait pu me retenir. Quand même, malgré l'apparente accalmie, je suis parti sur les talons, incertain, en espérant ne pas être le seul touriste à avoir bravé les mises en garde et en souhaitant être bien accueilli... Ah ! Essayons encore une fois de comprendre pourquoi c'est souvent là où le danger rôde que l'on rencontre les gens les plus excitants.

***Je l'ai croisée au marché de Bujumbura, alors que je flânais, complètement séduit par le lieu et par l'animation incroyable. On te fonce dessus, on te pousse, on te salue, on te crie après. C'est trop... génial ! Le plus beau et le plus sécuritaire marché d'Afrique de l'Est, selon moi, et en plein le genre d'endroit qui donne à l'expression « bain de foule » tout son sens : tu en ressors trempé et détendu...

Puis, j'ai aperçu ce petit bout de femme blanche en train de magasiner, et il m'a semblé qu'elle était suivie à distance par un jeune à l'allure yo, qui avait l'air drôlement suspect. J'ai voulu faire part à la dame de mon inquiétude. Paranoïa, quand tu nous tiens...

«T'en fais pas, c'est mon garde du corps ! Je lui ai refilé quelques sous pour m'assurer de bien rentrer à la maison.»

Pour lire, elle se sert d'une loupe. Pour déchiffrer les enseignes, Renée doit porter des lunettes immenses, dotées d'un télescope, qui la font ressembler à Darth Vader. Légalement, elle est une non-voyante. Renée est américaine, mais son père était francophone, d'où le prénom. À Portland, en Oregon, elle est infirmière. En Afrique, elle oeuvre auprès d'enfants non voyants, entre deux périples, sac au dos. Son budget de voyage est de... 10 $ par jour ! Elle mange dans la rue, dans les cafés populaires, et couche la plupart du temps chez l'habitant. Qu'elle vagabonde en Inde, en Indonésie ou en Chine, son budget demeure toujours le même. C'est ainsi qu'avec un tout petit peu d'argent, elle a réussi à faire le tour du monde, en solo, plusieurs fois. Elle a deux enfants et trois petits-enfants.

Renée a 62 ans.

«Vous irez de quel côté maintenant, Renée ?

- En Tanzanie.

- Vous y êtes déjà allée ?

- Non. Et c'est excitant.»

Et je la regarde prendre les devants avec son tout petit sac de rien, ses souliers de nonne et ses lunettes de Star Wars... Dieu qu'elle est magnifique ! Elle a de beaux cheveux gris, bien coiffés, une rose fraîchement tatouée sur la poitrine (son cadeau pour ses 60 ans !), et elle ne doit pas mesurer plus de quatre pieds et demi... Pourtant, elle est aussi rassurante qu'un policier de huit pieds.Quand il n'est pas là pour vous arrêter.

On s'est donné rendez-vous pour le dîner, dans un restaurant au centre-ville, là où, en principe, on ne doit pas traîner après la tombée de la nuit.

Elle y était. Devant un steak délicieux et une bonne bouteille de vin, je lui ai raconté combien j'étais fébrile de me retrouver au Burundi.

Elle a fait la moue.

«Moi, franchement, je trouve l'endroit un peu ennuyant.

- Ennuyant ?

- Oui, ennuyant. Comme le Rwanda l'est par rapport au Burundi, et comme le Burundi l'est par rapport au Congo. Je viens de passer trois semaines là-bas et, crois-moi, je ne me suis jamais sentie aussi vivante !

- Mais, le Congo, ce n'est pas trop dangereux, pour... toi ?

- Pour moi ?

- Je veux dire, pour toi, avec ton handicap ?

- Pfff ! Tu veux te sentir en péril ? Tu veux mesurer ton courage ? Tu veux exister ? Cours au Congo ! Tu veux en rencontrer des exaltés, des déchirés, des bienheureux, des audacieux ? Cours au Congo !»

J'avais le souffle coupé. Elle riait.

«À moins que tu ne voyages que pour photographier les montagnes ?

- Euh, non, enfin, je ne crois pas...

- Moi, je dois t'avouer une chose : je n'ai pas le choix de voyager pour rencontrer des gens... Parce que je suis nulle en photographie !»

On est sortis du resto, et elle a enfilé ses lunettes Full Metal Jacket pour chercher un taxi. Je lui ai lancé, à la blague :

«Est-ce qu'il y a la fonction vision de nuit sur votre truc, Renée ?

- Vision de nuit ? Et qu'est-ce que j'en ferais, mon cher Bruno ? Je suis aveugle, je te rappelle, et ça ne me fait pas peur, la nuit !»

Renée, en talons hauts, m'arrive sous le bras.

Mais, même avec une échelle, je ne lui arrive pas à la cheville. Et vraiment, dans notre couple drôlement assorti, c'est peut-être moi, l'aveugle.

Destination Congo.

Photo: Bruno Blanchet, collaboration spéciale

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