Ce midi, nous sortons manger chez le maire, à l'hôtel de ville de Lokisale. Pendant toute la semaine à venir, nous tournerons un documentaire sur sa localité, et c'était la moindre des politesses d'accepter son invitation. En Afrique, il est généralement de mise de s'adresser au chef, ou à l'aîné, en arrivant dans un village. C'est le protocole, et l'enjeu est grand : cela peut faire la différence entre être accepté comme un frère ou être rejeté comme un ennemi.

***Nous attendons le maire, assis sur le parvis de l'hôtel de ville. Ne sachant trop comment me préparer, j'ai enfilé mes plus beaux atours. Et j'ai répété un petit discours de présentation.

Le temps est lourd. Les nuages sont bas, chargés, et le vent siffle. Je me retourne vers Mohamed, notre guide et chauffeur, qui contemple l'horizon.

«Mouillera, mouillera pas ?

- Mouillera pas. C'est pas la saison.»

J'adore leur conviction ! Pas besoin de Miss Météo ici. Il mouille quand c'est la saison. Un point c'est tout ! Et ils ont toujours raison...

Un homme arrive à bicyclette, dans un nuage de poussière, avec un vieux sac de plastique de dépanneur à la main. J'ignore ce qu'il y a dans son sac, mais ça dégouline et ça a l'air chaud.

Il grimpe les marches sans dire mot et nous dévisage.

Puis il tend les bras.

«Welcome here !»

C'est le maire. Un beau grand gaillard, à l'âge indéfini, et à l'expression sévère, comme bien des Masaïs.

Il nous invite à entrer. Nous le suivons.

En silence, il se dirige droit vers son bureau et, d'un geste leste, tasse les dossiers qui l'encombrent. Il jette le sac de plastique au milieu (ça fait ploc !) et sort ensuite de sa mallette quatre assiettes, qu'il essuie sur sa manche avant de les placer entre les crayons et la pile d'enveloppes brunes.

D'accord. C'est là qu'on va manger ?

Il ouvre le sac de plastique. À l'intérieur, des kilos de viande de chèvre fumante, coupée à la machette et cuite sur le gril. Il vide le contenu du sac de plastique dans les assiettes et, sans attendre, attrape un os qu'il se met à gruger avec appétit. Debout, à côté de son bureau.

Je m'approche. Je me racle le gosier et j'entame mon petit discours. Le maire grogne et me fait signe de fermer ma gueule.

«Eat !

- O.K.»

Je plonge la main dans un plat. La viande est coupée jungle style et même si je choisis mes morceaux, j'ai du mal à les avaler en entier. Au bout de quelques bouchées, je demande discrètement à Mohamed comment me débarrasser des gros bouts de gras que je dissimule, au fur et à mesure, dans la paume de ma main, sans poubelle à ma portée, ni de serviette de papier dans laquelle je pourrais les cracher en faisant semblant de tousser ; mais je suis pogné avec...

Or, Mohamed se marre.

«Qu'est-ce que tu fabriques avec ça, Bruno ? Dépose-les sur le bureau, à côté de l'assiette !

- Sur le bureau ? Sur le bureau du maire ?

- Vois-tu un autre bureau, ici ?»

En effet. Mais je ne me suis jamais imaginé en train de cochonner le bureau d'un maire, auparavant ! Je dépose les morceaux de gras tiède sur le bureau, à côté de la calculatrice. Le maire me voit faire et il plisse le front.

«T'aimes pas ça ? me lance-t-il, en anglais approximatif, sur un ton opaque.

- Euh...»

Shit ! En plein ce que je voulais éviter. J'essaie d'être franc.

«Désolé, monsieur le maire... C'est parce que chez nous, on buvait du lait en poudre. Chez nous, y'avait pas de beurre. Chez nous, y'avait même pas de gras dans le bacon !»

Il grogne un peu et il montre un gros bout de gras que je viens de poser devant moi.

«Tu le veux pas ?

- Non, mais je peux me forcer et le manger, si ça pose un problème.

- Non, pas de problème. Hakuna matata ! Give me !

- Pardon ?

- Donne-le moi !»

Je le lui donne.

«Le gras, c'est meilleur. Miam...»

Et il l'avale. Mohamed rit.

«Bienvenue ici !»

Merci. Y'en aura pas, de discours, aujourd'hui !

***

Boris a écrit

Salut papa, je travaille à temps plein au resto ; c'est payant, mais j'arrive pas à ramasser de l'argent ! Ça coûte trop cher ! Une chance que l'impôt que le gouvernement me prend sur mes chèques me revient à la fin ! J'ai pas trop le temps de te parler, viens me voir, s'il te plaît, je travaille pas le lundi.

Boris, ton fils à Perth en Australie xoxoxox

P.-S. : dis merci à tous ceux qui m'ont envoyé des idées et des contacts !