Cinq heures du matin. C'est l'heure à laquelle on doit courir pour attraper l'autobus à Arba Minch, en Éthiopie. Direction : Key Afar. Un petit village un peu perdu, mieux connu sous le nom de «Cafard».

Nous avons décidé de ne pas sortir par le sud-ouest du pays, parce que trop difficile et trop cher. Mais pas encore complètement abandonné le projet de rentrer au Kenya par le lac Turkana, une des merveilles naturelles de l'Afrique. Loin de nous l'idée que le destin s'apprêtait à en décider autrement... maintenant !

Derrière, un bruit de chute. Puis un cri. Mon ami Philippe se retourne.

- Bruno?

- Oui.

- Je pense que ton fils Boris est tombé dans un trou.

Je me précipite. Boris est écrasé au fond d'une fosse d'à peu près deux mètres, creusée au milieu de la route par un idiot qui n'a pas cru utile d'y placer un panneau d'avertissement. Je freake.

(voix dans ma tête)

Oh non... Khartoum, part two! * Pourquoi est-ce que j'entraîne mon garçon dans mes histoires de fou?

Axelle est à ses côtés. Boris gueule.

- Mes lunettes! Faites attention d'pas marcher sur mes lunettes!

Déjà un attroupement se forme autour d'eux. Et on rigole. C'est normal, ici : les Éthiopiens ne ratent jamais une occasion de se «divertir», et si c'est un faranji (étranger) qui s'est blessé, de plus, ha ! qu'ils se marrent ! Je les aime bien, mes amis d'Éthiopie, mais il y a certains de leurs comportements qui me mettent hors de moi; et «se moquer de mon fils qui vient de bècher» est un de ceux-là.

Alors, je vois rouge, et comme un goon qui se porte à la défense de son gardien de but, je fonce dans le tas. J'en repousse un de toutes mes forces en criant.

- Baka!

Crier «baka» n'est pas très poli, vous l'aurez deviné. Et pousser les gens de toutes ses forces, non plus. Mais ils seraient 15 à vouloir me battre ce matin, je m'en fous. Je suis un monstre. Je les dévorerais ! Et ils le savent. Car, dans ces occasions-là, le langage corporel ne trompe pas ! Or, lorsque ma tête tourne à 360 degrés et que les mots «Kill Kill Pussycat» apparaissent sur ma peau, ils dégagent, avant que je me mette à leur vomir dessus de la soupe aux pois.

Ça doit être ça, l'instinct paternel, non?

Boris chiale.

- Mon pied! Haaaa!

Je m'empare de son pied avant qu'il ne se mette à enfler, et je tâte bien tous les os. Pas de fracture apparente. Pas de hurlement de douleur.

Mais il souffre quand même, mon grand petit.

- Haaaa! Ça fait tellement mal que je vais c... dans mes culottes!

- Pardon?

Le corps humain répond parfois de façon surprenante à la douleur. Boris s'est tordu le pied. Et peut-être foulé la cheville.

Et ça a affecté son sphincter.

C'est le temps de faire une pause.

Philippe, de Montréal, a travaillé au bar Le 281 durant quelques années. Las du nightlife, il part du Québec, et depuis deux ans et demi, il roule sa bosse un peu partout en Asie, entre deux contrats de construction en Australie. Nous nous sommes rencontrés à Bangkok et ça a tout de suite cliqué.

Axelle, de Marseille, a quitté sa patrie depuis sept ans. Elle a travaillé en hôtellerie, à Londres, au Brunei et en Australie. C'est à Bali qu'elle et Philippe se sont rencontrés. Ça a tout de suite cliqué.

Et Boris, mon fils de 22 ans, a décidé de rester avec son papa. Je pense qu'il a la piqûre du voyage.

Et apparemment, maintenant, il a aussi la foulure.

Nous nous étions tous donné rendez-vous en Éthiopie, pour partager la route jusqu'en Afrique du Sud.

Maintenant, rien n'est moins certain.

- Boris, c'est ton pied droit. Réjouis-toi, tu es gaucher!

- C'est pas le pied avec lequel tu écris!

Nous tentons de le faire sourire. Mais c'est peine perdue. Son pied gonflé comme un gant de boxe le fait souffrir.

Et comme il n'y a ici aucun hôpital digne de ce nom, on doit faire avec les moyens du bord.

On réussit à trouver une paire de béquilles et de quoi faire un bandage, dans un centre de réhabilitation de la Croix-Rouge; puis du Tiger Balm, trop cher, chez le Chinois du coin ; et finalement, de la glace, au bar à putes du village.

- Mets-la pas dans ta bouche.

- Pourquoi?

- Pose pas de question.

Boris s'étend sur le lit. Je sors. Le soleil resplendit. Des vautours sournois tournent au-dessus de l'hôtel.

* Voir la chronique du 15 septembre 2007, où Bruno tombe dans une bouche d'égout, à Khartoum.