Cinq grands voyageurs racontent leur quête pour atteindre les coins les plus reculés de la planète.

Se livrer aux éléments pour explorer le plus haut sommet de l’Antarctique, se hasarder seul au cœur des montagnes inhabitées de la Nouvelle-Zélande ou risquer de chavirer dans les eaux froides du Pacifique pour débarquer sur un îlot peuplé d’éléphants de mer… Fascinés par le bout du monde, certains sont prêts à tout pour l’atteindre. Comment expliquer cet immense pouvoir d’attraction ?

La quête du bout du monde n’a pas d’âge : les humains ont toujours voulu savoir ce qui se cachait derrière l’horizon. « Il y a une certaine beauté à aller vers l’inconnu, raconte Bruno Rodi, qui a voyagé dans tous les pays et territoires de la planète depuis une vingtaine d’années. L’espèce humaine est très curieuse, elle veut explorer. »

PHOTO FOURNIE PAR ARIANE ARPIN-DELORME

Près des pôles, Ariane Arpin-Delorme a pu entrer directement en contact avec la nature : « La force des éléments, ça impose le respect. C’est puissant ce sentiment-là. »

Peu importe la destination, d’ailleurs. « À chacun son exotisme, poursuit l’homme d’affaires, qui raconte ses aventures en détail dans le livre Globe-trotter des extrêmes, coécrit avec Sonia Sarfati. Pour un habitant de la Terre de Feu, le bout du monde, ça peut être l’Abitibi ! L’important, c’est de sortir des sentiers battus. »

PHOTO FOURNIE PAR BRUNO RODI

Visite à l’île Macquarie, une possession australienne située entre la Nouvelle-Zélande et l’Antarctique, en 2009

L’humoriste, chroniqueur et animateur Bruno Blanchet, installé depuis six ans en Thaïlande au terme d’une odyssée qui l’a mené presque partout sur Terre, a trouvé son premier bout du monde à 18 ans, en mettant les pieds dans le Pacifique, à Tofino, après avoir traversé le Canada sur le pouce avec un ami. « L’effort qu’on avait mis à se rendre là-bas était encore plus beau que l’endroit, se souvient-il. Pour la première fois, j’avais l’impression d’avoir accompli quelque chose qui m’appartenait. »

Le bout du monde, poursuit Bruno Blanchet, c’est la récompense qui attend celui qui a l’audace d’aller jusqu’où ses moyens peuvent le porter. Et une fois l’expérience tentée, « tu réalises que le terrain de jeu est vraiment grand et que les possibilités sont infinies ».

PHOTO FOURNIE PAR BRUNO BLANCHET

Bruno Blanchet parmi les manchots quelque part dans le Pacifique Sud, en 2010

Le bout du monde, c’est toujours le début de quelque chose.

Bruno Blanchet, humoriste, animateur et grand voyageur

« Le goût du bout du monde, c’est une soif qui ne s’assouvit pas. Pour moi, c’est une raison de vivre », renchérit Ariane Arpin-Delorme, fondatrice de l’agence de voyages sur mesure Esprit d’aventure. En 2019, elle a eu le privilège de se rendre aux deux extrémités du globe, en Arctique et en Antarctique. « Le sentiment que tu as là-bas d’être au bout du monde, ça n’est pas seulement majestueux, c’est inexplicable. »

PHOTO FOURNIE PAR ARIANE ARPIN-DELORME

« Loin de chez moi, j’ai l’impression d’être la meilleure version de moi-même », raconte Ariane Arpin-Delorme.

Près des pôles, comme au milieu de la mer d’Andaman, en Thaïlande, ou au sommet du Kilimandjaro, en Tanzanie, tester ses limites a donné à la voyageuse, qui se déplace souvent seule, l’impression d’entrer directement en contact avec la nature. Et d’en prendre la mesure. « La force des éléments, ça impose le respect. C’est puissant, ce sentiment-là. »

« Je suis émerveillée par la beauté d’un territoire différent de ce que je connais », raconte aussi Audrey Favre, immigrante française installée à Moncton et auteure du blogue Arpenter le chemin. Petite, elle passait des heures à observer des cartes en rêvant à tous les endroits qu’elle pourrait voir un jour. Pour un échange à l’université, elle a voulu se déraciner en choisissant la faculté la plus éloignée. « Christchurch, en Nouvelle-Zélande, pour une Française comme moi, je pense qu’il n’y avait rien de plus loin que ça. »

PHOTO FOURNIE PAR AUDREY FAVRE

La blogueuse Audrey Favre cherche souvent à échapper au monde. Elle aime particulièrement les grands parcs naturels.

Aller au bout du monde, ça se mérite, il faut repousser ses limites.

Audrey Favre, auteure du blogue Arpenter le chemin

La soif de parcourir la planète en long et en large s’est également manifestée très tôt pour Serge Martin, président et fondateur des Grands Explorateurs, une entreprise qui présente désormais ses conférences sur le voyage en ligne. « Je vivais dans un cocon familial difficile, se rappelle-t-il. Alors, pour moi, déjà à 6 ans, rêver du bout du monde, c’était rêver du paradis. »

Des rencontres marquantes

Poussé par l’envie de faire ce que les autres ne font pas, Serge Martin est parti dès qu’il a pu, à l’adolescence. Très vite, ceux qu’il a croisés en chemin l’ont transformé. Au Nicaragua, tôt un matin, il est tombé sur un homme très pauvre qui transportait une boîte blanche sur son épaule : le cercueil de son enfant. « Je ne pouvais pas m’imaginer quelque chose comme ça. La dignité de cet homme. C’est le moment clé qui a changé ma vie. »

PHOTO FOURNIE PAR SERGE MARTIN

Serge Martin dans les rizières du Guangxi, en Chine, en 2007

À partir de ce jour-là, j’ai su que je devais travailler à améliorer le sort des autres. Et ce sont eux qui ont fait mon bonheur.

Serge Martin, fondateur des Grands Explorateurs

Inspiré par ses multiples voyages, notamment dans un orphelinat de Mère Teresa, l’homme d’affaires, qui a organisé de nombreux salons et congrès ici et ailleurs, fait du capital de risque avec la Caisse de dépôt et placement du Québec, collaboré avec l’Organisation mondiale du tourisme et la Banque mondiale, entre autres, est devenu philanthrope. À ce jour, ses dons à l’UNESCO, à la fondation Ashoka ou au Musée international des femmes artistes à Amman, par exemple, totalisent plus d’un demi-million de dollars.

« Hors de mon monde, j’ai une confiance totale en moi, beaucoup plus qu’ici, explique M. Martin. J’aime me démarquer dans un univers qui n’est pas le mien. Je me trouve pas pire pour un petit gars de Rosemont. »

« Loin de chez moi, j’ai l’impression d’être la meilleure version de moi-même », raconte encore Ariane Arpin-Delorme, dont les premiers grands voyages, vers 15 ou 16 ans, se sont faits dans le cadre de projets de coopération internationale, qui l’ont notamment conduite à travailler auprès de femmes de la rue au Cambodge et au Laos.

Ailleurs, je vais vers les gens, je suis moins dans le jugement et je vis pleinement le moment présent. Je ne pourrais pas m’en passer.

Ariane Arpin-Delorme, fondatrice l’agence de voyages Esprit d’aventure

S’il est d’abord attiré par des lieux fascinants, Bruno Blanchet se dit aussi davantage touché par les rencontres qu’il y fait. « Le désert de Gobi est un endroit hallucinant, mais ce qui le rend merveilleux, c’est ce que j’ai vécu avec mes compagnons, nos mésaventures pour trouver de l’eau, l’hospitalité de ceux qui nous ont offert du fromage de chamelle… » Celui qui animera bientôt une balado de voyage sur l’application OHdio croit même avoir été profondément changé au contact de gens issus d’autres cultures : « Je me rends compte que je ne suis pas le même à Bangkok, je n’ai pas le même humour ici, par exemple, qu’à Montréal. »

Timide, Audrey Favre cherche surtout à rencontrer des paysages, à entrer en communion avec l’environnement, à se couper du monde, finalement… Elle reconnaît néanmoins que le chemin qui l’a menée au bout du monde, et jusqu’au Nouveau-Brunswick, a été « marqué par de belles rencontres humaines ».

« Mes voyages m’ont beaucoup nourri, observe enfin Bruno Rodi. Je me souviens par exemple d’une visite à Agadez, dans le désert au Niger. Quel plaisir, malgré le soleil et la chaleur, de débattre de nos croyances respectives avec les Touaregs, des nomades musulmans. » Les périples qui ont permis ces discussions inoubliables ont coûté une petite fortune à Bruno Rodi, mais si c’était à refaire, il se lancerait à nouveau dans cette folle mission, sans même hésiter une seconde.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Bruno Rodi a visité tous les pays et territoires de la planète depuis une vingtaine d’années. Son dernier voyage, en Algérie, s’est conclu en décembre 2019.

Je n’échangerais pas ça pour devenir l’homme le plus riche de la planète !

Bruno Rodi, auteur du livre Globe-trotter des extrêmes

Le droit de rêver

Courir la Terre est un immense privilège, les grands voyageurs qui ont participé à ce reportage le reconnaissent d’emblée. Si le prix d’une croisière vers l’île de Pâques ou d’une excursion jusqu’à la péninsule du Kamtchatka restera toujours astronomique, personne ne devrait renoncer pour autant à son bout du monde, avance Ariane Arpin-Delorme. « On a parfois besoin d’être encadré pour se dépayser et, bien sûr, il faut savoir y aller à son rythme, convient-elle. On n’a pas tous les mêmes limites, non plus. Personnellement, je ne pourrai jamais traverser l’Atlantique à la rame en solitaire comme Mylène Paquette, ce qui ne m’empêche pas de l’admirer. Tout le monde admire le dépassement de soi. Elle est là, l’inspiration. »

« C’est le challenge, le défi à relever, qui compte, insiste Bruno Blanchet. Il y a des années, j’ai voulu traverser l’Afrique à vélo, mais ma monture m’a lâché en route. Alors, j’ai pris l’avion pour aller au Cap, ma destination finale. Je n’ai rien ressenti en arrivant. J’ai préféré sacrer mon camp. Cette fois-là, j’ai raté mon bout du monde. »

L’essentiel, ça reste tout de même le premier pas, pense Bruno Blanchet, pour qui l’idée de parcourir le monde à pied est sans doute la plus séduisante de toutes. « Bien entendu, on n’est jamais à l’abri d’une malchance, mais moi, je dis aux gens : souriez, lancez-vous, et votre journée sera heureuse. »

Et qu’arrive-t-il quand on a vu tout ce qu’on voulait voir ? « Bien sûr, je pourrais toujours aller à la rencontre d’autres peuples ou observer de nouveaux animaux, mais après deux décennies d’exploration, je suis rassasié, réalise Bruno Rodi. Mon paradis, de toute façon, il est ici, auprès des gens que j’aime. Mon prochain voyage risque même d’être assez conventionnel : quand la pandémie sera derrière nous, je veux aller dans les Caraïbes avec mes petits-enfants. »

Le grand voyageur n’a pas pour autant fait une croix sur le rêve. « Rien ne m’empêchera de retourner un jour en Polynésie ou dans le Sahel, dit-il, avant d’ajouter, un sourire dans la voix : et puis, si jamais je n’arrive plus à être dépaysé sur Terre, eh bien, il restera toujours… Mars ! »