Après le pétrole, le tourisme ? L’Arabie saoudite devrait délivrer à la fin du mois ses tout premiers visas de tourisme, accessibles aux ressortissants d’une cinquantaine de pays, dont le Canada. La réforme est accompagnée d’une grande campagne de séduction destinée à faire en sorte que le pays devienne, d’ici 2030, une destination touristique importante et à redorer l’image de marque d’un pays surtout associé récemment dans les médias — et dans l’imaginaire populaire — à l’assassinat et au démembrement d’un journaliste en Turquie, et à la guerre au Yémen.

Des visas touristiques, une première ?

Oui. L’Arabie saoudite a une politique très stricte en matière de visa et ne délivre à l’heure actuelle des permis de séjour qu’aux gens d’affaires, aux touristes religieux et, dans de rares cas, pour des réunions familiales. Le 27 septembre, la donne changera, selon nos informations : les étrangers pourront se procurer des visas électroniques ou à l’arrivée pour 117 $ US (155 $ CAN environ), rapporte la presse locale.

L’Arabie saoudite a déjà le pétrole : pourquoi veut-elle aussi des touristes ?

PHOTO FETHI BELAID, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

La vue d’une chambre d’un hôtel de luxe montre la Kaaba, le lieu le plus saint de l’islam, à La Mecque, en Arabie saoudite.

Le prince héritier Mohammed ben Salmane (MBS) a lancé en 2016 un plan de diversification de ses revenus qui vise, d’une part, à faire tripler le nombre de pèlerins venus de l’étranger (pour atteindre 30 millions) et, d’autre part, à faire en sorte que le tourisme de plaisance — sans caractère religieux — représente 10 % du PIB. Car voilà : les gisements du plus grand producteur mondial d’or noir ne sont pas intarissables, rappelle Jamal Abdullah, professeur associé au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CERIUM). « Ils n’ont pas besoin de cet argent à court terme, mais à long terme, c’est autre chose […]. Les pays voisins l’ont compris il y a plus longtemps. »

L’argent est donc la seule motivation de l’Arabie saoudite ?

Non, répondent les experts consultés. Le pays n’a pas eu très bonne presse dernièrement avec l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, la guerre au Yémen… « MBS a besoin de montrer un visage un peu différent de l’Arabie saoudite, notamment aux États-Unis, où l’on se demande pourquoi on a autant de liens avec ce pays », remarque Francesco Cavatorta, professeur de sciences politiques à l’Université Laval et spécialiste du monde arabe. L’Arabie a d’ailleurs invité quelque 200 influenceurs au cours des dernières semaines qui, espérait-on, rapporteraient et diffuseraient des récits de voyage merveilleux. « C’est sûr que d’avoir de la bonne publicité, ne pas être associé aux décapitations, au pétrole, à la guerre au Yémen, ça fait du bien », résume Francesco Cavatorta.

Et qu’y verront les touristes ?

L’histoire du pays est riche. Les amateurs d’archéologie pourront visiter notamment Madain Saleh, premier de cinq sites classés au patrimoine mondial de l’UNESCO en Arabie saoudite, que l’on surnomme le Pétra d’Arabie pour ses tombes monumentales sculptées dans la roche il y a 2000 ans. Mais on espère aussi attirer une clientèle aux goûts de luxe à la capitale — politique et économique — Riyad, et à Djeddah, où les grands hôtels se multiplient au plus près des plages bordant la mer Rouge. « Mais il ne faut pas oublier que la société est assez fermée, même si le gouvernement essaie d’être plus ouvert, note Jamal Abdullah, qui a habité 18 ans au pays. Vous allez voir que c’est très bizarre : le pays est très riche, mais malgré cela, il n’est pas assez développé par rapport à ses voisins […]. Si vous allez à Doha, vous allez vous sentir comme au Canada. Pas en Arabie saoudite. » Rappelons que les femmes n’ont obtenu que l’an dernier le droit de conduire une voiture, mais qu’elles doivent encore obtenir l’approbation de leur « gardien masculin » pour se marier, obtenir un passeport, quitter le pays, entreprendre des études, etc.

PHOTO AMR NABIL, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

En Arabie saoudite, les femmes n’ont obtenu que l’an dernier le droit de conduire une voiture, mais elles doivent encore obtenir l’approbation de leur « gardien masculin » pour se marier, obtenir un passeport, quitter le pays ou entreprendre des études.

Les touristes iront-ils ?

Les touristes doivent être conscients qu’ils ne pourront pas débarquer avec leur mode de vie, leur code vestimentaire, remarque Pascale Marcotte, professeure à la Chaire de tourisme de l’Université Laval. Les femmes devront se couvrir, les couples éviter les démonstrations d’affection, etc. « Les gens doivent se demander jusqu’où ils sont prêts à aller pour visiter un pays », dit la chercheuse, qui estime que « plusieurs pays ne sont même pas considérés par les touristes », non pas parce qu’ils manquent d’attraits, mais pour des raisons sociales, de sécurité, etc. « Tous les pays ne sont pas des destinations touristiques », dit-elle.

Devrait-on éviter de voyager en Arabie saoudite si l’on dénonce les actions du régime au pouvoir ?

Avant de boycotter, il faut penser à ses effets réels, prévient Pascale Marcotte. Quand les Occidentaux ont boudé la Tunisie dans la foulée du printemps arabe, l’économie du pays a été durement touchée parce que le tourisme y joue un rôle prépondérant (14 % du PIB). En Arabie saoudite, un boycottage n’aurait pas grand effet sur le sort du pays, compare Pascale Marcotte. Plutôt que de boycotter, dit Francesco Cavatorta, il vaut mieux s’assurer que l’argent au pays revient bien à la population, plutôt qu’à de grandes entreprises ou aux grandes fortunes. « Il faut regarder à l’échelle microéconomique où notre argent est dépensé. Comme on pourrait dire : je ne vais plus à Cuba parce que je sais que tous les hôtels sont possédés par le gouvernement militaire et que les revenus sont réinvestis dans l’oppression du peuple cubain. » Mais si on évite tout voyage pour des raisons éthiques, on ne sortira jamais de chez soi, poursuit le chercheur. « Pourquoi on va aux États-Unis en vacances, alors que c’est le pays qui a fait le plus de guerres dans les 130 dernières années ? »

Le son de cloche est différent chez Amnistie Internationale. « Si on est sensibles aux questions des droits humains et aux actions que l’Arabie saoudite mène dans la région, on devrait s’abstenir d’y aller », tranche France-Isabelle Langlois, directrice-générale de l’organisme. Et même si le bilan géopolitique des États-Unis peut déplaire à certains, l’Arabie est dans une catégorie à part. « Les droits des femmes sont bafoués et les gens n’ont pas le droit de s’exprimer librement. Il ne faut pas penser que Raif Badawi est le seul à y être emprisonné. »