La première fois que je suis allé en Inde - et vous l'aviez fort probablement deviné à la lecture des chroniques de l'époque!, je n'avais pas su apprécier le pays. Pour de multiples raisons, dont celle, majeure, d'être arrivé à Calcutta avec une amie chinoise qui était tombée violemment malade, au point qu'elle avait dû rentrer à Bangkok pour se faire soigner.

C'est dommage, car on avait un projet du tonnerre... Nous avions prévu faire le tour de l'Inde à vélo: moi, déguisé en Elvis Presley (mon amie Gyslène de Saint-Jérôme m'avait amené une perruque à Bangkok, allo Gy!), j'allais donner des concerts impromptus de lipsynch dans les villages, et elle, photographe, devait documenter la tournée Elvis Blanchet, Live in India. Mais ma pauvre Klinsii, frappée par un virus d'enfer et incapable de «retenir» quoi que ce soit, avait perdu cinq kilos en moins de trois jours. Puis, un soir, j'étais rentré à l'hôtel et je l'avais surprise en pleine conversation avec des indigènes dans la jungle...

- Viens voir les animaux, Bruno!

- Je suis désolé, Klinsii, mais je pense que tu devrais peut-être rentrer à la maison? C'est pas des animaux: c'est une coquerelle qui court sur le lavabo...

Elle était tellement fiévreuse, la Klinsii, qu'elle en hallucinait.

Dieu qu'elle m'avait inquiété!

Le stress, donc, de voir ma belle amie sombrer dans un état voisin du coma, combiné au fait que l'Inde ne laisse pas beaucoup de répit au voyageur, m'avaient bouché les oreilles et fermé le coeur.

Résultat? J'avais considéré la curiosité naturelle des Indiens comme du harcèlement et, dans le joyeux chaos ambiant, trop énervé, je n'avais vu que du... chaos.

Dans la «cité de la joie», il me manquait la joie.

Sacré vieux punk.

Cette fois-ci? J'ai trippé comme un fou. La tête à ON, je me suis laissé porter par le courant. J'ai respiré par le nez. Et au lieu de repousser manu militari les vendeurs itinérants ou d'ignorer les mendiants, je me suis arrêté pour parler avec le monde. J'étais gaga. Et ça les a fait rire.

Est-ce que ça m'aura pris quatre ans de voyage intensif pour la comprendre, celle-là?

- Pas vite vite, le clown!

Peut-être. Mais c'est le genre de changement qui ne s'opère pas avec le temps: croyez-moi, cet «éveil» m'est arrivé d'un seul coup, il y a deux mois, en Éthiopie.

Je vous raconte?

À Addis-Abeba, j'ai un ami japonais prénommé Taku. Homme d'affaires de Tokyo, un jour qu'il en avait marre, Taku a voulu changer radicalement le cours de son existence: il est parti pour l'Éthiopie avec son tracteur, son courage de samouraï et toute sa belle sagesse orientale; et il a appris le langage des locaux, et il a trimé dur pour gagner leur confiance, et... il s'est fait arnaquer de tous bords tous côtés! Mais, au bout d'un an, à force de persévérance, Taku est passé du businessman nippon stressé qu'il était à un cool fermier éthiopien, entièrement intégré dans la communauté.

Or, vous n'êtes pas sans savoir que l'Éthiopie n'est pas le pays le plus riche de la planète, en termes financiers (parce que, culturellement, c'est de l'or); et Piazza, le quartier que j'habite à Addis, est envahi par les touristes, et, par conséquent, par de nombreux «irritants».

Tout ça pour vous dire que de marcher dans les rues de Piazza, parfois, ça peut taper sur les nerfs en sacr...

Un midi, donc, nous marchions, Taku et moi, en direction du resto. Un petit garçon, pieds nus, s'est approché de nous. Machinalement, j'allais faire «schouch, dégage!» quand Taku a offert la main au gamin. Le titi lui a souri à pleines dents.

- Dena ne? (Comment vas-tu?)

- Dena, dena, ogziebur yamashgan! (Bien, bien, à la grâce de Dieu!)

Et ils ont marché bras dessus bras dessous, jusqu'au restaurant, en jasant de la pluie et du beau temps. Simple, non?

Mais pendant ces quelques minutes, je suis resté en plan, le coeur gros, à regretter chaque occasion de mon voyage où j'aurais pu être à l'écoute et avoir la générosité d'offrir un bout de mon «précieux» temps à un petit, ou à un grand.

C'est tellement plus réjouissant.

Et puis, on finit par rencontrer des gens étonnants...