Selon les règlements de l'immigration soudanaise, un touriste qui entre au Soudan doit «s'enregistrer», dans les trois jours suivant son arrivée, à Khartoum, au bureau de l'Alien Registration Office (extraterrestres, on vous surveille!). Ce qui me laisse peu de choix: je descends à peine du bateau que, le lendemain, je dois donc prendre un train qui met une journée et demie à atteindre la capitale. Mais... De quoi je me plains? J'ai quand même une nuit pour recharger mes batteries, à l'hôtel.

«Pardon, où est l'hôtel?

– À côté du restaurant.

– D'accord. Où est le restaurant?

– À côté de l'hôtel.»

Fort de ces précieux renseignements, je m'aventure dans le village. Je comprends aussitôt la simplicité de l'explication: deux rues forment l'ensemble du bled. Sur le coin, l'Hôtel du Nil. Me voici! Trois dollars pour un lit? Excellent!

J'entre. C'est une cour intérieure. Euh... Où est l'hôtel?

«Il est là. Devant toi.»

C'est un locanda, qu'ils appellent ça. Un toit de paille sous lequel on aligne les lits de camps et les matelas crasseux. Il y a bien quelques chambres, mais on serait fou de vouloir s'enfermer en dedans quand, dehors, il fait 40 degrés au grand vent. Lorsqu'il y a du vent...

Je me répète alors ma phrase fétiche. Tu sais Bruno, il pourrait pleuvoir.

Ça fonctionne. Je retrouve le sourire. Je dépose mon sac dans un coin, et je sors au restaurant. C'est un toit avec des tables et des chaises. Je commence à avoir de moins en moins hâte de voir les toilettes.

«Merhaba, les amis! Qu'est-ce qu'il y a à manger?

– De la viande.

– O.K. Autre chose?

– Des bines.

– Sinon?

– Ben... De la viande et des bines.»

Une carcasse de mouton pend au milieu de la place, devant le comptoir-cuisine du resto. Dans la cour, un autre mouton attend son tour. Au moins, je sais que la viande est fraîche. Elle bêle.

La nuit, le vent se lève. Mais ce qu'il est chaud! C'est comme s'endormir devant un séchoir à cheveux, à high. Ça défrise! Essayez à la maison...

À la gare, le lendemain matin, j'arrive tôt. Je réussis à me trouver un billet de première classe, destination Khartoum, départ à 20 h 40. Le train, qui date de 1971 (une plaque indique qu'il a été fabriqué cette année-là en Hongrie), n'a probablement subi aucune transformation depuis cette époque, si bien que mon siège porte encore la trace des milliers de séants qui l'ont enfoncé jusqu'à l'armature, d'où perce un clou qui m'empêche d'y poser mes deux fesses en même temps. Trente-six heures qui risquent d'être particulièrement douloureuses.

À moins que la cabine de six sièges que j'occupe ne se remplisse pas. Deux bancs pour moi tout seul, ce ne serait pas de refus. J'en aurais au moins un.

Ha! Ai-je oublié que je suis en Afrique?

À 20 h 15, les cinq autres bancs sont occupés. Par sept adultes. Et six enfants. Mais ils sont tous tellement gentils et souriants que j'en prendrais bien une autre douzaine.

Le train part à 20 h 40 précises. Surprenant? Non. La raison en est bien simple: nous traverserons le pays sur une voie fermée unique. Quand les trains qui viennent en direction opposée se croiseront, ils devront le faire au bon endroit: là où il y a possibilité de se ranger sur le côté...

Pourvu que le gars avec la casquette, dans 300 kilomètres, ne dorme pas sur la switch. Moi, en tout cas, je ne dormirai pas. Pour une troisième soirée d'affilée. Je le sais. J'ai les nerfs tendus comme une peau de tambour. Le coeur me bat dans les oreilles. J'ai des fourmis dans les jambes, et je commence à avoir des idées noires: lorsque j'essaie de chasser le stress en comptant des moutons, ils finissent tous pendus à des crochets de boucher.

Il devait être 6 h du matin quand le train s'est mis à pencher à droite, puis à gauche, puis à droite encore, comme un bateau ivre qui traverse une tempête. J'ai sorti la tête par la fenêtre. Le wagon derrière le nôtre avait déraillé. Le party venait de commencer.