Le traversier qui nous amènera dans l'île de Sibutu est un de ces beaux gros bateaux de bois qu'on fabrique à la mitaine dans l'archipel de Sulu. Pas très long, assez large, il donne l'impression d'être presque plat. Bondé, sur une mer agitée, ça va brasser! Quatre joyeuses heures en perspective... Avant de quitter, Patrick le journaliste français, José son ami et moi prenons le petit-déjeuner sur le quai.

Comme vous le savez, il n'y a rien de pire que de naviguer le ventre vide.

Au menu? Des oeufs frits, du café soluble et... du riz blanc.

Parce qu'aux Philippines, tout est servi avec du riz blanc. Parfois, il est à l'ail. Mais il est toujours blanc. C'est tellement ennuyant. Poisson et riz blanc. Boeuf et riz blanc. Viande reconstituée en conserve (vous savez, ces viandes qui rebondissent quand on les échappe sur le plancher de la cuisine) et riz blanc. Ils servent même du riz blanc au lieu de frites, au McDo. S'il y a une chose que je ne regretterai pas en partant d'ici, c'est le tab... de riz blanc.

«Est-ce que je peux avoir de la sauce soya, s'il vous plaît?»

Autour de nous, des dizaines de travailleurs et de voyageurs vont et viennent, chargés comme des ânes. Chaque fois que quelqu'un interrompt son boulot pour venir jeter un coup d'oeil de plus près aux trois hommes blancs assis devant le restaurant, les deux soldats qui nous accompagnent se dressent, le doigt sur la détente. Hum. J'ai le feeling qu'on ne se fera pas beaucoup d'amis cette semaine. Nous aurons au moins la compagnie de nos trois travestis, nos «escortes». Ha!

J'en ris aujourd'hui parce que nos trois «guides» ont été d'une inutilité remarquable: cette histoire de guides personnalisés était une arnaque toute simple, destinée à nous soulager de quelques dollars supplémentaires. Et je ne les en blâme pas, au contraire . Dans ce coin de pays, faut bien ce qu'il faut, pour survivre... Après quatre heures, donc, de montagnes russes sur la mer de Sulu, nous arrivons à bon port. Chanceux, je souffre rarement du mal de mer. Moi, c'est en débarquant que je me sens étourdi. Sur le quai, on dirait que j'ai les souliers ronds.

À Sibutu, pas l'ombre d'un taxi, d'un tuk-tuk, d'un hôtel, d'une boutique de souvenirs ou d'une disco. L'île est plate, le village est plat et le minaret d'une mosquée est le seul élément de plus de deux étages à l'horizon. Les cocotiers sont singulièrement grands, avec de longs et très fins troncs. L'archipel de Sulu n'est jamais frappé par les typhons, ce qui explique peut-être la taille inhabituelle des arbres. Cela dit, la force tranquille de leurs longilignes silhouettes me rappelle Giacometti. Ou Jacques Laperrière à la ligne bleue, en 1970-1971.

L'ensemble est joli, certes, mais ça n'a rien d'excitant: la véritable beauté, nous la découvrirons à l'intérieur. Nous sommes accueillis chaleureusement par Tom, un ami d'un ami d'un employé du ministère du Tourisme. C'est chez lui que nous passerons les prochains jours.

La table est déjà mise, et le repas est copieux, du type «tant que t'en veux». Le poisson est tellement bon que j'en oublie presque le riz blanc en accompagnement. Puis, il ne nous faudra que quelques heures pour être présentés au maire, au docteur et au reste de la communauté. Le premier soir, invités d'honneur (assis au premier rang!), nous avons assisté au spectacle d'un «boys band» local, les TM Boys, avec, en première partie, les Gypsy Sons. La place communautaire était «sold out», et c'était très excitant, surtout quand le chanteur s'est électrocuté en branchant son micro.

Puis nous avons visité des villages sur pilotis où les Occidentaux mettent rarement le pied (on parle ici d'une centaine de touristes par année) et découvert les Bajau, ces nomades de la mer, un peuple d'apatrides qui semblent vivre en marge de toute société (on les retrouve aussi en Malaisie, en Indonésie et en Thaïlande). Quand on parle de laissés-pour-compte, vraiment ces gipsies remportent la palme! Il y a de ces jours où j'aimerais tellement être Médecin du monde... Avis aux philanthropes à la recherche d'un peuple à secourir: à Sibutu, vous trouverez. La cerise sur le sundae? Une sortie, au coucher de soleil, du côté de Sitangkai, la Venise des Philippines, où nous n'avons pas pu accoster, à cause d'une guerre de clans; mais même à distance, dans une chaloupe qui prenait l'eau et avec six soldats paranoïaques, c'était magnifique.

Fin de la carte postale de l'archipel de Sulu.

Allons maintenant à Tinglayen, dans les montagnes du nord du pays, visiter les redoutés chasseurs de têtes. Qui sait? La mienne leur ferait peut-être un bon trophée.