Dix-sept heures. Débarquer à Khartoum sous la pluie n'est certainement pas le moment le plus réjouissant d'une odyssée... Impossible de vous décrire le gâchis en termes polis : c'est gris, c'est laid et ça sent mauvais.

Le centre-ville est un véritable bain de boue, avis aux amateurs de thalassothérapie, et naviguer avec un sac au dos entre les vendeurs de guenilles, la foule compacte et les trous d'eau gigantesques sans s'enfoncer les pieds dans la merde est une épreuve digne de Fear Factor.

Je m'arrête au premier hôtel venu. Trente-deux dollars pour une nuit. Eau froide, vieux lit fatigué, télé qui griche à CNN et air climatisé qui fait un vacarme de Harley-Davidson. Beaucoup trop cher pour ce que ça vaut... Surtout ici, où je suis certain que la majorité des gens dans la rue ne gagnent pas une telle somme d'argent par semaine! Ça me torture la morale, mais, au diable : je déclare officiellement aujourd'hui une exception. J'ai besoin d'un break.

Je paye. Je monte à la chambre. Clic. Le néon qui crépite fait fuir un lézard sous le mur rose jauni. Je referme. Je suis définitivement seul.

Je m'étends sur le matelas et je regarde tourner le ventilo au plafond. Comme dans le film Apocalypse Now, les premières notes de la chanson The End, des Doors, résonnent dans ma tête. «This is the end... My only friend, the end.»

Je m'enveloppe dans la couverture poussiéreuse. Je rigole. Tout ça est tellement pathétique! Je m'en moque. Puis je m'endors.

* * *

Le soir, après une sieste réparatrice, le ciel s'étant calmé, je décide d'aller magasiner un nouvel hôtel pour le lendemain. Dans la rue, où les insuffisants lampadaires font figure d'exception, la nuit est sombre, l'ambiance macabre, et on espère le passage d'une voiture (avec les phares allumés!) pour pouvoir se guider. Et pouvoir lire ces ombres qui vous emboîtent le pas...

La capitale soudanaise n'a vraiment rien à voir avec la campagne. Disparu, le côté bon enfant, englouti sous la boue, le sable dont on fait les rêves... Ici, la réalité est dure. Ici, on survit.

Je stoppe à un coin de rue. Je consulte la carte de la ville. Un passant s'arrête et regarde par-dessus mon épaule.

« Je peux vous aider?

« Euh... Peut-être. Je cherche un hôtel.

« Suivez-moi!»

Hmmm. Qu'est-ce que j'ai à craindre de plus? Ma journée a déjà été assez glauque...

Nous traversons la rue. J'évite une voiture de justesse. Je sens tout à coup le sol se dérober sous mes pieds. Je crie.

«Aaaaah!»

Mon brave Samaritain se retourne. Je ne suis plus là. Hop! Volatilisé! Comme dans les dessins animés!

« Mister? Are you OK?

« Pas tout à fait, non.»

Le con que je suis est tombé dans une bouche d'égout.

L'homme m'aide à m'extirper du trou. Mes sandales restent prises au fond, dans le mou. Tant pis. C'est le dernier de mes soucis. J'ai mal en mautadit. Tellement que j'ai envie de vomir. C'est peut-être l'odeur aussi... Je relève mon pantalon nauséabond. Sur le devant de mon mollet gauche, deux grands trous saignent abondamment. Je crois même apercevoir l'os...

« Vite, faut aller à l'hôpital!»

Ayayaye. Un hôpital soudanais... Ils vont me mettre des sangsues là-dessus! Ils vont me faire boire de la salive de vautour, en piquant des aiguilles dans une poupée! Ils vont avoir des os dans le nez! Ils vont être tout nus...

L'homme intercepte un taxi. Il dit au chauffeur de peser sur le champignon. À destination, l'homme insiste pour régler la course. Nous entrons dans le hall de l'hosto. L'endroit est Spic'n' Span. Mes chaussettes «crades» laissent de grandes traces brunes sur le plancher nickel. Oups. Presto, un employé me suit avec une «moppe». On m'assied sur une civière. Le docteur arrive aussitôt. Un vrai gentil docteur avec un stéthoscope autour du cou. Fiou! C'est pas aujourd'hui que je vais me faire soigner vaudou.

Il me fait immédiatement passer aux rayons X. Dix minutes plus tard, mon cliché confirme qu'il n'y a rien de brisé. Le doc nettoie la plaie, me prescrit des antibiotiques, me serre la main, me donne rendez-vous le lendemain. Le tout n'aura duré que 30 minutes. Je suis au royaume des urgences! Avouez que vous êtes jaloux...

Je sors dans le hall. L'homme a disparu. Comme dans les vues.

Merci à toi, l'inconnu.