Étienne Boisvert, 24 ans, est monarchiste. «LE monarchiste», selon le Globe and Mail, pour qui Étienne semble être devenu l'une des plus étranges curiosités de la Belle Province. Il casse encore son anglais, mais prête serment à la reine d'Angleterre et, à titre de porte-parole de la Ligue monarchiste du Canada pour le Québec, il bat quasiment Stephen Harper en termes d'adoration d'Elizabeth II.

Pour se rendre chez le plus monarchiste des Québécois, il faut nécessairement passer par la rue King, à Sherbrooke. Ensuite, tourner à gauche, et à droite. En arrivant devant la petite maison de banlieue, on peut voir la niche de Lady. Puis, quand on sonne à la porte, c'est un jeune homme vêtu d'un polo et d'un pull bleu marine qui répond.

Même si Étienne Boisvert se défend d'être un collectionneur de bibelots royaux, sa minuscule chambre d'environ un mètre sur trois est remplie de monarchiseries: un portrait de la reine de son jeune temps, une copie de la Magna Carta, une collection de timbres des membres de la famille royale, des souvenirs de visites royales en sol canadien, un service de thé (parce que ça fait anglais), et probablement le plus grand corpus littéraire royal disponible au Québec, de la biographie autorisée de la reine mère, un document qui fait plus de 1000 pages, à celle de l'incontournable Lady Di, en passant par des ouvrages de référence sur la monarchie depuis toujours.

«Mon père est lieutenant colonel dans l'armé. Très jeune, j'ai été initié aux cérémonies officielles», explique Étienne. Cet intérêt pour la monarchie, c'est de son père qu'il provient. Pas de sa mère, même si dans la maison maternelle, un portrait de la reine surplombe l'entrée. Un vrai de vrai portrait de la reine, venu d'Ottawa, installé là par Étienne, envers et contre sa mère. «Ma mère est comme bien des Québécois, dit-il. Pour elle, tout symbole politique représente la chicane.» Il a donc dû la convaincre que la reine était au contraire un symbole apolitique pour pouvoir accrocher Elizabeth dans le hall.

«La reine est rassembleuse parce qu'elle est en dehors de la joute politique, de la tyrannie de plaire au plus grand nombre et des spin doctors, dit-il. Je ne suis pas pour un retour de la monarchie à la Louis XIV. Que le chef du gouvernement soit démocratiquement élu, c'est très bien, mais reste que le chef de l'État, c'est la reine, et quand on est nommé Compagnon de l'Ordre du Canada, on reçoit une récompense qui n'est pas teintée d'appartenance politique.»

Je n'avais jamais vu la chose de la sorte. Pour moi comme pour plusieurs Québécois francophones, la reine est un symbole très politique, celui de notre colonisation. Une figure imposée par l'histoire. Le vestige d'une drôle de façon de décerner le pouvoir, par le sang. Une dépense inutile, surtout. Puis, récemment, ma vision de la monarchie se nuançait quand un couple d'Australiens m'expliquait qu'ils avaient déjà eu ça, eux, un référendum. Un référendum pour devenir une république. «Well, getting rid of the queen seems like a good idea», leur ai-je répondu, avant de constater que j'avais créé un malaise. Dans un pays anglophone dont le drapeau est constitué au quart de l'Union Jack, la monarchie n'est pas un symbole de colonisation: elle fait partie de l'identité nationale, de la même façon qu'on se la raconte avec nos origines françaises quand on boit du bordeaux ou qu'on mange du camembert. Je comprenais enfin un peu plus le trip de Stephen Harper.

Mais pas celui de mon compatriote Étienne. Pourquoi s'obstiner à préserver une institution coûteuse, qui heurte les sensibilités d'au moins un Québécois sur deux et à laquelle il est plutôt difficile de s'identifier en tant que francophone? «Pourquoi pas?» me répond calmement Étienne. «La monarchie parlementaire est un système qui fonctionne, qui ne nous coûte pas si cher que ça [1,53$ par Canadien par an, selon la Ligue], qui a des avantages indéniables, comme cette neutralité politique...»

- ... et qui symbolise le contraire de la démocratie, non?

- Ça dépend de notre lecture de l'histoire. Pour moi, la couronne britannique est ce qui a apporté la démocratie au Canada. Au XVIIIe siècle, le roi de France ne voulait pas que les colonies françaises aient accès à l'imprimerie. Aujourd'hui, si Louis XIV se réveillait, il aurait plus d'affinités avec la présidence française que si Charles II, le roi britannique de la même époque, rencontrait la reine actuelle, tellement la monarchie a évolué contrairement au système français. C'est devenu une monarchie parlementaire, une sorte de compromis entre un parlement fort et une couronne présente...

- ... un compromis qui, pour l'instant, heurte beaucoup de souverainistes, non?

- Peu importe comment on l'appellera, le chef d'État du Canada heurtera toujours les souverainistes, parce qu'il s'agit d'un symbole canadien, croit Étienne, qui, on s'en doute, penche plutôt, quoique sans grande passion, du côté fédéraliste.

Cette discussion est familière aux amis d'Étienne. Catherine Frappier l'a eue à plusieurs reprises alors qu'elle étudiait au cégep avec lui. «En histoire, on était plutôt souverainistes et personne n'était d'accord avec Étienne, surtout pas moi. La monarchie, c'est complètement contre mes principes et il ne m'a jamais convaincue du contraire. Bon, ok, c'est vrai que sur certains points, il m'a convaincue, comme sur la nécessité d'avoir un gouverneur général», avoue-t-elle. «Étienne aime beaucoup s'obstiner, et c'est rare qu'il concède la victoire...»

En voyage dans l'Ouest du Canada, cet été, Catherine a dû prendre Étienne en photo devant chaque portrait de la reine qu'ils croisaient. «Parfois, il en met un peu, croit-elle. Il surjoue son engouement pour la monarchie, c'est une sorte de rôle qu'il se donne.» Mais son respect pour la reine, lui, est sincère. «Qu'elle soit là par naissance, ça ne me dérange pas, explique Étienne. Je pense que la reine a justifié sa place à maintes reprises. Elle a personnifié l'État avec ses valeurs, démontré une morale irréprochable et mené une vie exemplaire. On a trop de doigts sur une main pour dénombrer les scandales qui l'ont touchée», dit-il. «De plus, elle s'est dévouée jour après jour depuis 60 ans à la chose publique, elle est inspirante et emblématique. Encore aujourd'hui, elle a 400 engagements par année.»

Autant d'admiration de la part d'un jeune adulte pour une femme de 86, c'est presque louche. Mais Étienne voue la même admiration pour chacun des membres de la monarchie. Il excuse même ses gaffes au party prince. «Quand Harry a été pris à fumer de la drogue, après la mort de sa mère, Charles a montré l'exemple en jouant son rôle de père et en visitant une maison de désintox avec son fils.»

Chacun des scandales qui ont secoué la monarchie prend ainsi un tout autre sens sous la loupe d'Étienne, qui n'en perd pas pour autant son sens critique, devoir d'objectivité oblige. Car son mémoire de maîtrise, déposé tout récemment, portait sur l'appui populaire à la monarchie, pas le nôtre, mais celui des Britanniques, une façon pour lui de contourner son biais idéologique. «Ce mémoire aurait pu être écrit par un anti-monarchiste», affirme son directeur, Jean-Herman Guay. De toute sa carrière, le professeur en science politique de l'Université de Sherbrooke n'a jamais connu d'étudiant qui en connaissait autant sur la royauté qu'Étienne. «C'est un sujet qui suscite peu d'intérêt au Québec. Ici, pour la plupart des gens, ça va de soi que la monarchie est une dépense inutile. C'est tellement clair qu'on n'en discute même pas.» Même René Lévesque considérait qu'il ne valait pas la peine de jouer sa tête là-dessus.

«On dit que les Québécois ne sont pas très chauds vis-à-vis de la monarchie, mais quand Will et Kate viennent au Canada, on bat des records de cotes d'écoute», souligne toutefois Marc Laurendeau, dont le statut d'ex-Cynique ne l'empêche pas d'être un fin analyste de la monarchie. Même s'il n'est pas un groupie princier, bien sûr, Étienne était là quand le descendant de Charles est débarqué chez nous en 2011: «On a augmenté notre membership de 80% en un an», dit-il. Aujourd'hui, l'aile québécoise de la Ligue monarchiste est constituée de près de 250 membres, presque à parité anglo-franco.

Mais qui sont ces trippeux de reine, et où se cachent-ils? Avant de rencontrer Étienne, comme tout le monde, j'étais persuadée que les membres de ce groupe obscur se réunissaient un soir par mois au salon de thé du Birks pour s'échanger des exemplaires du Paris Match ou pour discuter de la dernière vidéo compromettante du prince Harry, en disant «Une nouage de lé dans votrwe thé mon cher?» Gros comme ça. «En fait, on ne se réunit que très rarement, rectifie Étienne, lors d'événements comme le jubilé de la reine, par exemple. On n'est pas un club social. L'objectif premier de la Ligue, c'est de rassembler les forces dans le but de défendre la position de la couronne et de s'assurer qu'elle est comprise et entendue», dit-il.

Et qui fait ça? «Il y a le traditionnel monarchiste de l'Ouest de Montréal», m'explique Étienne. «Celui-là ne parlera pas de son affection pour la monarchie, parce qu'il va se faire dire "on le sait bien, toi, t'es anglo", et ne veut pas nécessairement mettre l'accent là-dessus, et il y a le nouveau venu, le membre enthousiasmé par le jubilé de la reine, mais pas assez motivé pour en parler en public.» Puis il y a de rares spécimens qui, comme Étienne, militent au sein de la Ligue parce qu'ils jugent l'institution politiquement pertinente.

Parmi les plus grands fans de la reine, il y a aussi bien sûr Stephen Harper, la pire nouvelle qui ne pouvait pas arriver à Étienne. «Je suis malheureux qu'on associe un parti politique avec la grande force neutre du Canada. Je ne suis pas un partisan du Parti conservateur, je ne partage pas plusieurs de ses valeurs», dit-il. Oui, il était aussi gêné d'apprendre que l'ex-lieutenant gouverneur Lise Thibault faisait passer des dépenses frauduleuses sur le dos de son institution préférée que lorsqu'on a remplacé au ministère des Affaires étrangères une oeuvre du peintre québécois Alfred Pellan par un portrait de sa protégée. «L'art et la monarchie sont deux institutions qui ont leur place au Canada, et je ne conçois pas qu'on veuille remplacer l'une par l'autre», dit-il tout en nuances, alors que pour la plupart des Québécois, cette décision était tout simplement stupide.

Étienne Boisvert paraît peut-être conservateur avec son col de polo bien mis, mais en vérité, il va plutôt à contre-courant de son époque. Car en se posant ainsi en marge du consensus, il propose une lecture différente de la monarchie et remet en question ce que tous les Québécois tiennent pour acquis: son absurdité.