Pour entrer et sortir de l'Isle Verte, pas le choix, faut attendre les marées. On peut prendre le gros traversier, mais les habitués préfèrent piquer une jasette à Jacques Fraser en embarquant dans son bateau-taxi.

Sur l'île, le capitaine est aussi propriétaire du restaurant et du motel, il loue des vélos, et il vous louera une voiture si vous êtes mal pris. Bref, les insulaires ont intérêt à rester chum avec lui.

Ça fait combien de temps que vous faites la traversée?

Depuis que je suis jeune on a toujours eu des bateaux, mais officiellement, j'ai acheté mon premier bateau, le Jacques Fraser 1, en 1988. Avant ça, on faisait la traversée avec des chalands à fond plat.

Comment ça marche, les marées?

C'est aux six heures. Ça varie à chaque jour d'une heure. Si la marée est basse à deux heures de l'après-midi, on peut traverser à 5 heures le soir, pendant cinq heures de temps.

Combien vous pouvez faire de traversées dans une journée?

Le matin, je peux en faire 2-3, pis 2-3 l'après-midi. Je prévois faire ça encore trois ans, pis après, prendre ma retraite.

Qui va prendre votre relève?

D'après moi y en n'aura pas. La société des traversiers aura pas le choix de donner le service, parce que ça prend un deuxième bateau pour traverser les gens et pour les urgences. Mes bateaux sont à vendre, mais je sais pas qui va vouloir reprendre ça. Ça coûte une fortune à opérer : Transport Canada, la Garde Côtière, Pêches et Océans, à chaque année ils te demandent des permis, des assurances, des inspections...



Qu'est-ce que ça prend pour être un bon capitaine de traversier?


Faut être bon dans l'eau. Moi j'ai commencé j'étais tout petit. Faut aussi avoir le sourire facile, savoir faire des farces pour faire rire le monde à bord.

Et pourquoi les gens prennent votre bateau-taxi plutôt que le gros traversier?

Parce que c'est moi le plus rapide! Je fais plus de voyages aussi parce que je peux rester à l'eau plus longtemps. Et mon bateau est fait sur mesure. Je peux prendre plein de vélos maintenant. Il y a beaucoup de monde qui se déplace sur l'île à vélo.

Vous avez vu tout le monde passer sur l'île, avez-vous transporté des vedettes?

Oui. Gilles Carle. Je l'ai transporté pendant une vingtaine d'années. Des fois il arrivait de Montréal à minuit le soir, il m'appelait. Si la marée adonnait, j'allais le chercher. Lui pis Chloé Sainte-Marie. J'ai aussi transporté Marie Tifo, Pierre Curzi. C'est-tu des vedettes, ça?



Pas pire... Ça fait combien de temps que vous habitez sur l'île?


Je suis venu au monde ici. J'ai quitté une dizaine d'années pour faire de la marine marchande, pis je me suis établi ici en 1983.

Est-ce qu'il en reste beaucoup, des insulaires comme vous?

Des vrais de l'île, je pense qu'on est 6-7.

Qui habite sur l'île maintenant?

À 95%, c'est des villégiateurs qui ont acheté des maisons dans les années 70-75. Maintenant sont plus nombreux que nous autres. Il y en a beaucoup que c'est des retraités. Ils viennent passer l'été sur l'île, et à l'automne, ils repartent. En novembre, on reste à peine cinq personnes sur l'île.

Vous, est-ce que vous préférez quand il y a plus de monde?

Nous, on vit du tourisme. C'est sûr qu'on aime ça quand il y a plus de monde. Je dis pas foule, là, mais 100 personnes par jour c'est bon.

Comment l'île a changé depuis que vous étiez petit?

Avant c'était tout des cultivateurs, mais il n'y avait pas de relève. Dans les années 70, les jeunes, à 15-16 ans, ils partaient. Tirer des vaches ça nous intéressait pas. Nos parents ont tout vendu. Il y en a beaucoup qui regrettent de ne pas avoir gardé ça aujourd'hui.

Pourquoi?

Quand ils ont vendu leurs terres, ils les ont presque données. Pour 5000$, ils donnaient la terre, la maison, tout. Aujourd'hui, une terre avec une maison sur l'île, tu n'as pas en bas de 500 000$.

Aujourd'hui, l'agriculture, ça ne marche plus?

Non. La coop a fermé. La pêche non plus : il n'y a plus de poisson. Il reste la chasse aux canards, mais c'est plus pour s'amuser. La seule industrie possible, maintenant, c'est le tourisme. On essaie quand même de garder le cachet de l'île, de garder ça sauvage un peu. Sauf que les villégiateurs, souvent, ils veulent la tranquillité d'autrefois, mais le luxe d'aujourd'hui.