Le Québec se sentait anxieux. Non seulement ses amis Michel Tremblay et Robert Lepage disaient avoir perdu foi en lui, mais en plus, Jacques Godbout annonçait sa mort à venir en 2076...

Pris de compassion, Simon Beaudry et Christian Desrosiers ont amené la Belle Province en consultation. C'est avec Luc Granger, psychologue et professeur à l'Université de Montréal, que le Québec avait rendez-vous.

Alors Docteur, comment va le Québec ?

Les catégories psychologiques ne sont pas faites pour les sociétés mais certaines analogies sont intéressantes. Premièrement, le Québec n'est pas pathologique. Il n'est pas malade au sens psychiatrique du terme. II n'est pas nécessaire de l'interner ou de le mettre sous médication. Il me fait plutôt penser à un gars ou une fille qui a été élevé en campagne, qui est arrivé en ville et qui sort du gros party du Cégep. Il arrive à l'université un peu mêlé. Il n'est pas malade mentalement, mais a besoin de restructuration cognitive.

Dans le fond, il a été une société rurale qui, en l'espace de 50 ans, est devenue urbaine et a découvert l'univers. Quand il arrive à Montréal pour le Cégep, c'est la débandade. Il est parti sur le party en laissant tomber son système de valeurs. Il a fait des affaires flyés comme la Révolution tranquille, la social-démocratie et la nationalisation de l'électricité. Il a eu le malheur d'avoir une marge de crédit qu'il a «loadé». Il est aussi pour toutes les bonnes causes : le secours aux autres et le partage de la richesse; il veut aider tout le monde. Il divise sa richesse, qu'il n'a pas nécessairement, mais il la divise pareil. Il est très idéaliste, comme un jeune au Cégep qui prend part à toutes les manifestations.

Il vient d'une culture qui n'a pas eu beaucoup de succès, une culture conquise pour laquelle il s'est battu pendant 300 ans. Alors il a gardé une admiration pour les mal pris. Si quelqu'un en arrache, il va vouloir l'aider. Il a aussi de la misère à valoriser le succès parce que ce n'est pas dans sa culture. D'ailleurs, si tu regardes les héros du Québec, c'est une gang de «losers». La fête de Dollard-des-Ormeaux, c'est la fête du gars qui s'est fait sauter lui-même. Les Patriotes de 1837 ont manqué la Révolution, René Lévesque n'a pas réussi son Référendum. Il y a très peu de pays qui fêtent les insuccès.

Le Québec ne fêterait-il pas plutôt la résistance ?

C'est un peu ça. Au Québec ce qu'on aime c'est ceux qui se battent, même s'ils perdent. On valorise plus l'effort que le résultat. Mais la jeune génération est plus «winner», moins complexée face au succès.

Est-ce que le Québec est un éternel ado ?

C'est un jeune adulte qui se remet en question. C'est angoissant de se questionner à propos de son identité. Le multiculturalisme est un problème. Jusqu'à quel point tu vas accepter les autres sans te laisser marcher dessus. On ne pourra pas tout partager avec tout le monde. Le Québec n'est pas assez riche pour ça de toute façon. Il a vécu sur les prêts et bourses, la carte de crédit, il a eu du fun, été solidaire avec tout le monde, mais là il doit aller à l'université ou se trouver un travail. S'il veut rester adapté et normal sans problèmes graves, il doit prendre ses responsabilités et faire des choix. Le Québec entre dans l'univers moderne actuel et il devra compétitionner là-dedans, sans perdre ses valeurs et ce qu'il est. Il doit affermir son identité. Il a un père anglais pis une mère française. Il est tiraillé entre son père et sa mère.

C'est ce qu'on pourrait appeler la culture québécoise ?

Oui. Il est le produit de deux cultures. Mais à un moment donné, va peut-être falloir que le Québec s'éloigne de ses parents pour devenir plus indépendant. Il s'est déjà détaché de sa mère religieuse, protectrice et enveloppante et maintenant il veut prouver à son père que lui aussi est capable de faire des choses. Il veut que son père le considère comme un égal. Dans le processus normal d'accession à l'âge adulte, il y a un détachement face à ses parents pour mener sa propre vie. Peut-être aussi que le Québec est un «Tanguy», ça reste à voir.

Pourrait-on parler de double personnalité ?

Je ne pense pas que le Québec ait une double personnalité au sens pathologique. Parce qu'avec deux personnalités, tu délires. Le Québec est fonctionnel, mais sa personnalité s'est complexifiée. Elle est aussi plus intéressante.

Quels problèmes peuvent causer les tiraillements dans la personnalité du Québec ?

Ça peut causer de l'indécision chronique quand tu oscilles entre 2 ou 3 pôles et de l'anxiété. Au dernier référendum, on a voté Oui à 49%. Quand bien même ça aurait été 52%, le problème ne serait pas réglé pour autant. Tant que tu restes au milieu t'avances à rien, tu deviens de plus en plus anxieux et dysfonctionnel, malheureux de ne pas être capable de prendre une décision.

Qu'est-ce qui favorise la prise de décision ?

En thérapie quand tu veux faire prendre une décision à quelqu'un, tu dresses une liste et tu pèses les pour et les contre. Ensuite tu dois décider. Il y a toujours des conséquences à une décision et elle ne sera jamais parfaite. Pour revenir à la politique, tu ne pourras pas faire un pays indépendant tout en gardant les Rocheuses, la monnaie, le passeport et l'armée. Faut que tu prennes les conséquences et que tu construises avec elles. Un choix peut temporairement te désavantager mais ça ne veut pas dire que c'est mauvais. Chose certaine, peu importe la décision qu'il prendra, il faudra qu'il se batte et qu'il s'affirme.

Est-ce que son indécision est due au fait qu'il ne veuille jamais déplaire à personne ?

En effet. Parce qu'il a été élevé bien poli, bien gentil, il cherche les consensus. Il pense qu'il va finir par convaincre tout le monde mais ça n'arrivera pas. Il est idéaliste en pensant que «les hommes vivront d'amour» mais il ne pourra pas avancer sans bousculer personne, c'est impossible. Mais des fois on pense que ça va faire de la peine et ça n'en fait pas. Quand tu es dans l'indécision, tu amplifies les conséquences ou les avantages. Tu restes dans ta tête.

Est-ce que le taux de suicide est symptomatique d'un déséquilibre quelconque?

Le taux de suicide a déjà été très élevé chez les jeunes, mais il l'est de plus en plus chez les personnes âgées et ça on n'en parle pas. Ils vivent plus longtemps et sont plus seuls qu'avant. Pour les jeunes, c'est peut-être le manque de modèles de succès qui crée le mal de vivre. Il y a aussi le phénomène de l'enfant roi qui n'a pas eu beaucoup d'épreuves dans sa jeunesse et qui capote à l'adolescence, dépourvu de système immunitaire psychologique. Il y a les changements sociaux qui ont bouleversé les valeurs. On a jeté l'Église catholique, sans la remplacer.

Est-ce que le Québec a vécu des traumatismes dans sa jeunesse ?

Peut-être à la Conquête, mais après ça, je ne pense pas. La religion nous a bien protégés. Le meilleur enleveur d'anxiété que j'ai connu dans ma vie, c'est la confesse. Quand tu y crois, tu te confesses et tu en sors complètement léger.

Finalement c'est presque plate de vous entendre dire que le Québec ne souffre pas de troubles majeurs...

Le Québec est fonctionnel, mais il a ses petits problèmes comme tout le monde. En se comparant aux pays du Moyen-Orient ou d'Afrique, on peut même se demander si deux Tylenols et un verre d'eau ne suffiraient pas à soulager le Québec...