On salive à l'idée des crêpes soufflées de mamie Monique. On se lève la nuit pour manger du ketchup aux fruits de grand-maman Évelyne ou les fèves au lard de mémé Thérèse. Les recettes de grand-mère rappellent l'enfance, mais font aussi partie du patrimoine familial, et certains chefs tentent de les sauvegarder à coups de fourchettes et de pincées de sel.

Dans le salon, la télé est allumée et Ricardo crève l'écran en cuisinant sa recette de brochettes de canard aux pommes. Depuis son fauteuil, Thérèse regarde l'émission, cigarette à la main. Elle est toute petite. Ses cheveux gris sont un peu en ba­taille et ses yeux sont cachés derrière de grandes lunettes fumées. «Tes fèves au lard sont bonnes, lance-t-elle à sa petite-fille, sauf qu'elles ont un arrière-goût bizarre. Je ne sais pas ce que tu as ajou­té... mais je préfère les miennes.» Thérèse, 80 ans, est la grand-mère de Marie-Fleur St-Pierre, chef du restaurant Tapeo, spécialisé dans les tapas. «C'est peut-être pour ça que je fais de la cuisine espagnole, admet la jeune femme de 28 ans. Pour éviter de reproduire ses recettes sans être capable d'arriver au même goût.»

C'est dans la maison de sa mémé que Marie-Fleur a pris goût à la cuisine. Avec ses soeurs, elle participait en coupant des ingrédients ou en allant chercher des herbes aromatiques dans le jardin. Pour Thérèse, c'était le meilleur moyen de s'occuper des enfants. «Ça me permettait de garder un oeil sur eux, tout en les regardant s'amuser pendant qu'ils préparent la nourriture. Je faisais des ca­chettes dans les assiettes en mettant des carottes sous leurs patates pilées ou des pâtes dans leur soupe», se rappelle Thérèse, qui aime sortir de l'ordinaire en cuisine et essayer de nouveaux ingrédients.

La grand-mère partage d'ailleurs ses découvertes avec sa petite-fille et lui envoie par la poste des chroniques culinaires découpées dans le journal. «Elle me demande tout le temps si j'essaie de nou­velles recettes, ajoute Marie-Fleur, ou si j'utilise tel ou tel aliment dont elle a entendu parler à la télé. Mais, finalement, je cuisine la plupart du temps avec les mêmes ingrédients.»

Tradition italienne

Que ce soit le pudding chômeur, la tourtière ou la simple toast au fromage, les petits plats de grands-mères marquent une vie. Lorsqu'on aborde le sujet avec le chef Stefano Faita de la Quincail­lerie Dante, ses yeux s'illuminent. Parce que sa mère s'occupait du commerce familial, il a été élevé par sa grand-mère paternelle, An­gela, jusqu'à l'âge de 10 ans. «Je l'ai toujours vue cuisiner, se souvi­ent-il. Elle était stricte, mais patiente, et j'ai beaucoup appris avec elle. Elle était très religieuse, alors on ne mangeait jamais de vian­de le vendredi. On faisait aussi le carême avant Pâques.»

Né au Québec de parents italiens, Stefano a été influencé par plusieurs cultures, mais la cuisine italienne reste sa marque de fabrique et, encore aujourd'hui, il s'inspire des recettes que faisait sa grand-mère pour ses livres. Parmi ses meilleurs souvenirs, figurent entre autres la polenta et la sauce tomate de sa nonna. «Cer­taines recettes sont sacrées, affirme Stefano. On n'a pas le droit d'y toucher. La sauce tomate, c'est cinq ingrédients et rien d'autre.»

Bien qu'il soit capable de refaire une bonne partie des recettes d'Angela, il regrette de ne pas avoir été suffisamment attentif quand elle préparait son fameux poulet désossé.

«Avec ma soeur, on a rassemblé nos souvenirs pour refaire la recette, mais c'est im­possible, dit-il avec déception. Nous ne sommes jamais arrivés à obtenir ce fameux petit goût de noisette. Il aurait fallu se donner la peine de bien regarder pour ne pas perdre ce délice.» Pour que la tradition se perpétue, il cherche à transmettre sa passion à sa fille Émilia qui, à deux ans à peine, met déjà la main à la pâte.

Photo: Mathieu Lévesque, Urbania

Marie-Fleur St-Pierre avec sa grand-mère Thérèse

Ça goûte pas pareil

Comme ses deux confrères, Alexandre Loiseau du restaurant Cocagne a lui aussi fait ses premiers pas en cuisine avec sa grand-mère Évelyne. «Ce qu'elle m'a légué, explique le chef, c'est surtout l'apprentissage du goût et des odeurs. J'ai mangé de tout, très jeune. J'aidais pour la préparation, mais je l'ai surtout regardée cuisiner.»

Contrairement à Marie-Fleur, Alexandre s'inspire de la cuisine familiale pour son travail. Il modifie parfois certaines recettes de sa grand-mère, alors qu'il en reproduit d'autres point par point. «Il faut la refaire telle quelle, sinon, ça ne fonctionne pas. Le problème, c'est que ma grand-mère, elle, le fait à l'oeil. Donc, c'est dif­ficile d'arriver au même goût. Aussi, dans la cuisine d'un resto, c'est une tout autre manière de procéder, car tout est pesé», indique Alexandre, qui appelait souvent Évelyne lors de sa formation de cuisinier pour lui demander des petits trucs.

Et c'est bien là la difficulté principale de la cuisine de grand-mère : même si on suit la recette à la lettre, qu'on a tous les bons ingrédients et que mamie Édith nous a montré 32 fois les étapes à suivre, il n'y a rien à faire, il manque toujours ce petit je-ne-sais-quoi qui fait en sorte que c'est vraiment bon. Lors de son enquête visant à réunir des recettes régionales, Monique Mongrain, auteure de plusieurs livres de cuisine traditionnelle québécoise, l'a réalisé dans son travail. «Beaucoup de grands-mères m'ont expliqué dans le détail leur spécialité, mais quand j'ai essayé de les refaire, ça ne goûtait pas pareil. C'était même carrément raté, constate la passionnée de cuisine. Les recettes sont insuffisantes, car elles sont desti­nées à des personnes qui connaissent déjà bien les techniques.»

Quand elle rédige ses livres, Monique Mongrain doit souvent rappeler les dames qui lui ont donné les recettes. Ça lui permet de comprendre un truc spécial ou de réaliser qu'elles avaient omis cer­tains ingrédients dans leur préparation. D'après elle, si les grands- mères sont capables de maîtriser parfaitement leurs plats sans aucune recette, c'est parce qu'elles cuisinent toujours les mêmes spécialités. «Prenons le gâteau blanc, par exemple. Souvent les familles étaient pauvres et n'avaient pas les moyens d'ajouter des ingrédients plus coûteux. Chaque semaine, c'était exactement la même recette et après quelques fois, la cuisinière était capable de la faire sans rien mesurer», dit l'auteure.

Nostalgie du goût

Même si on n'arrive pas à les reproduire parfaitement, les recettes de grands-mères ont encore de beaux jours devant elles. Pour Carl Witchel, historien et animateur de l'émission de radio «L'Omnivore» à CIBL, c'est surtout une démarche symbolique. «C'est une question de nostalgie. On cherche à retrouver les goûts de notre enfance. On essaye de se souvenir comment faisait notre mère ou notre grand-mère et ça nous ramène 20 ou 30 ans en arrière», dit-il, en se remémorant le goût du paprika et de la cannelle, que sa mamie hongroise utilisait abondamment.

Par contre, l'historien estime que les pratiques et les techniques qu'employaient les cuisinières il y a 50 ans risquent de bientôt dis­paraître. En effet, l'industrialisation a beaucoup changé la manière de préparer à manger: certains plats ne peuvent simplement plus être cuisinés comme autrefois. « Mon grand-père travaillait au Marché Jean-Talon et, parfois, il revenait avec des poulets vivants qu'on tuait à la maison, se rappelle Stefano, qui n'en garde pas un mauvais souvenir. Un jour, il m'a donné un petit bâton et il m'a dit: "tape derrière la tête". Je l'ai fait et, après, on les a apprêtés pour les faire cuire.»

Pour Carl Witchel, le changement dans les structures familiales a aussi influencé notre façon de cuisiner. «Le nombre de personnes  au sein d'un même foyer a chuté, souligne l'animateur. Les enfants ne participent plus aux tâches culinaires. Aussi, on est en train de perdre les sens qui nous permettent de faire correctement les recettes : on touche moins, on sent moins et on ne connaît plus le goût des aliments. Seule notre vue est stimulée, par des publicités à la télévision. Mais ce n'est pas suffisant.»

Malgré tout, les recettes de grands-mères ont toujours la cote. La maison d'édition Fides vient d'ailleurs de rééditer la Cuisine Raisonnée. Ce manuel, datant de 1919, était autrefois un manuel d'enseignement d'art culinaire à l'École ménagère de Saint-Pascal de Kamouraska. Pour illustrer leurs cours, les religieuses ont ras­semblé, au fil des ans, plusieurs centaines de recettes tradition­nelles, qu'elles sont allées chercher auprès des grands-mères de la province. La nouvelle édition de leur ouvrage a été repensée et abrégée. Les recettes qui avaient été ajoutées dans les versions plus récentes, comme les aspics et le chop suey, ont été enlevées, pour garder seulement l'essentiel de la cuisine québécoise. «Ce livre, c'est comme un coffre aux trésors que notre grand-mère nous aurait légué, précise Guylaine Girard, qui a codirigé la nouvelle édition.

Contrairement aux livres de cuisine actuels, qui partent du principe que le lecteur va acheter sa pâte ou son bouillon à l'épicerie, la Cuisine Raisonnée fournit toutes les techniques de base pour les faire soi-même.»

Pour madame Girard, cet ouvrage a aussi la vocation de trans­mettre le patrimoine culinaire québécois. «Il y a un manque à combler. Les gens ne se réunissent plus autour d'une table pour partager leur repas et leurs idées. Ce livre permettra peut-être de conserver certaines traditions», espère-t-elle. C'est dans cette optique que la nouvelle version de la Cuisine Raisonnée a pleine­ment respecté les recettes d'origine : du beurre et de la graisse, mais pas d'huile d'olive. Pour que ça soit gras et réconfortant, comme les plats de la grand-mère de Monique Mongrain. «Quand je cuisine ses recettes, c'est comme si je me retrouvais dans mes pantoufles, lance l'auteure. Lorsque je rentre de voyage, j'ai envie d'un pâté chinois ou d'une tourtière. Même si j'étais millionnaire, je continuerais à en préparer.»

Photo: Mathieu Lévesque, Urbania

Jean-François Cormier avec sa grand-mère Monique