C'est une histoire où le passe-temps devient un gagne-pain, puis au passage, une oeuvre d'art. Un lieu avec des bmx suspendus aux arbres et des plafonds trop bas, où un homme dessine des autos dignes de Dali et confectionne des robes de Barbie. Comme dans les films de Tim Burton.

Il y a près de 40 ans, la famille Éthier, Gérard, Pauline et leur fils Michel, ont créé involontairement l'une des installations les plus ahurissantes du Québec. Une «installation» qui n'en porte pas le nom officiellement, mais qui ferait l'envie de plus d'un artiste établi : le Marché aux puces Sainte-Martine. Pour y aller, il faut se taper la 138. Comme toutes les routes du Québec, la 138 a cette particularité pittoresque de contenir quelques rares îlots de beauté, perdus dans des mers de mochetés ordinaires. Entre Ste-Martine et Huntingdon, on retrouve, côté pile, des champs de maïs et quelques chênes ensevelis sous la neige. Côté face, un mini-centre d'achat et son stationnement. Et puis, au détour de la route, on découvre «ça». Comme si au beau milieu d'un album de Lara Fabian, on tombait sur un lied de Schubert. «Ça», c'est un amas de portes, de baignoires, de meubles et d'objets de toutes sortes qui s'enchevêtrent autour de quelques remises en vieux bois gris. Un magnifique et étrange bric-à-brac, qui ensevelit presque la maison des propriétaires. Le marché aux puces Sainte-Martine. Un de ces lieux improbables qu'on retrouve plus souvent dans les romans d'Hubert Selby, qu'en Montérégie.

La robe ou la vieL'histoire du Marché est à l'image de ce qu'il dégage : une histoire touchante et difficile à cerner. Tout a commencé un beau matin de 1970, quand Gérard Éthier - débosseleur et peintre automobile - est passé tout près de la mort. Des vapeurs toxiques l'ont carrément envoyé au tapis et pendant trois ans, il a erré dans sa maison, groggy.

Pour assurer la survie de la petite famille, sa femme Pauline a décidé de délaisser son travail de couturière pour faire de son passe-temps de «ramasseuse de cossins», son nouveau métier. Lentement, elle a transformé le garage adjacent à la maison en petit commerce pour vendre des babioles qu'elle avait amassées au fil des ans : ustensiles, bibelots, meubles... «Quand on a commencé, on n'avait pas trop le choix», me dit

leur fils Michel, 52 ans, futur héritier de «l'Empire» que ses parents ont construit.

Puis, à la surprise de tous, et surtout des médecins, Gérard est revenu parmi les vivants. Il a commencé à mettre la main à la pâte en construisant des remises pour abriter la collection d'objets de son épouse. Avec le temps, la petite entreprise a envahi la maison, la pelouse, les arbres et tout ce qui se trouvait sur le périmètre du terrain, qui s'est à son tour transformé en une hallucinante courtepointe 3D. Une ode à la réutilisation, sans discours militant, sans label écolo, sans rien d'autre que la volonté de payer le loyer. Même s'il ne s'inscrit dans aucun discours savant sur la simplicité volontaire, le commerce, devenu le marché aux puces Sainte-Martine, impressionne. «C'est moi qui a construit ça tout seul !» me dit Gérard, un brin triomphant, en me montrant le formidable

enchevêtrement d'abris accolés à la maison.

Dans ces cabanes informes, on retrouve des objets par dizaines de milliers qui déclassent les rêves les plus fous des BGL et autres artistes intentionnés. Dans une succession serrée de couloirs étroits, on découvre de la vaisselle, des moteurs électriques, des disques, des livres, des bmx, des horloges en tronc d'arbre, des plaques d'immatriculation et des centaines de tasses. Le tout dans une lumière glauque, filtrée par les fenêtres givrées. Quand on demande à Gérard « Ali Baba » Éthier comment il fait pour se retrouver dans sa caverne, il répond en se touchant la tête de l'index : «Tout est là !»

Pas étonnant que l'endroit soit devenu une véritable institution où les touristes et les curieux arrêtent en masse. «On ne compte plus vraiment les gens qui viennent ici pour prendre des photos, explique Michel. Y en a beaucoup du milieu du cinéma et de la télévision, qui viennent ici pour chercher des affaires pour leurs ilms.» Ah ouais, qui ? «Je sais pas trop, je ne le demande pas.»

Photo : Maxyme Grenier-Delisle, Urbania

La tanièreComme dans une fourmilière, cachée au centre d'un réseau de tunnels et de couloirs, la maison des Éthier s'inscrit dans le même esprit que le reste du terrain. En y entrant, on trouve un petit solarium qui n'a pas dû voir le soleil depuis longtemps et une cuisine où les fenêtres donnent sur le marché aux puces, comme toutes celles de la maison. À côté d'un immense foyer de pierre qui ressemble à une maison de Gaudi, on devine un salon chambre à coucher.

Pauline est couchée dans le lit d'hôpital qui trône en plein milieu du salon. Il y a quatre ans, le diabète l'a rendue aveugle et lui a enlevé une jambe. Lorsqu'on la regarde recroquevillée au centre de cette maison pleine d'excroissances, perdue dans des draps trop grands pour elle, on ne parvient pas à oublier que c'est à elle qu'on doit, non seulement la vie de son mari, mais aussi l'existence du marché aux puces, depuis qu'elle a quitté son emploi pour vendre ses objets et s'occuper de lui. Visiblement, les épreuves n'ont jamais été très loin dans la vie des Éthier : un de leurs quatre enfants s'est noyé à deux ans dans la rivière juste en arrière du terrain.

À côté de Pauline, son fils Michel se tient, droit et fier. Comme sa mère ancienne couturière et ramasseuse, comme son père patenteux, il aime travailler de ses mains. Aujourd'hui,dans ses temps libres, il s'amuse à confectionner des robes au grand bonheur de sa mère : «Enwoueille, va chercher tes robes de Barbie et tes dessins de chars !» qu'elle lui lance. Michel monte à l'étage et revient avec des centaines de feuilles et des poupées habillées comme dans un rêve délirant de jeune fille. Des robes de bal cousues avec un souci maniaque du détail. De la tulle, de la dentelle et de la soie qui déferlent en cascades sur des corsets dignes de Cendrillon. Du Jean-Paul Gaultier pour Barbie.

À temps perdu, Michel dessine aussi des autos qui ressemblent à des Batmobile qui se seraient perdues dans Woody et les robots. «Il a déjà envoyé ses dessins à General Motors, mais il n'a pas eu de réponse», indique son père. «De toute façon, je ne sais pas si j'aurais le temps...» dit Michel en riant. Entre son travail d'infirmier improvisé pour ses vieux parents et son statut de futur héritier de l'entreprise familiale, il lui resterait bien peu de temps pour travailler.

Et là, dans ce petit salon chambre d'hôpital lové au creux de cette fabuleuse construction bancale, loin de la ville, de ses poseurs et de ses modes, une révélation. Au milieu de ces champs tristes tellement gris en février, dans cette maison de bric et de broc suspendue dans le temps, on découvre simplement ce plaisir non-coupable qui consiste à faire de sa vie un passe-temps.

Photo : Maxyme Grenier-Delisle, Urbania