Mettons qu'Eugène Poubelle n'avait jamais inventé son contenant éponyme. Mettons que le service de collecte d'ordures ménagères n'avait jamais existé. Mettons. C'est la réalité que je me suis imposée pendant un mois. Un mois sans poubelle. Un moins sans pouvoir me départir impunément d'un déchet non recyclable. Un mois le nez dans mes détritus. Un mois à penser ma vie autrement pour en finir avec le «tout jeter»... Pendant ce mois, j'ai tenu un journal. Le voici.

15 janvier

Très cher journal,

Je me suis rendue aujourd'hui à l'éco-quartier pour me procurer un vert bac à recyclage et pour découvrir le b-a ba du compostage. Or, quelle ne fut point ma stupéfaction d'apprendre que je ne pouvions guère démarrer un compost à l'extérieur en hiver! Nonobstant, j'ai dû installer le compost en question dans mon humble et chaleureux cinq et demi. T'aurais dû voir ma bouille, cher journal, lorsque la préposée m'a annoncé que je devrai faire non pas du compost, mais bien du vermicompost. «Vermi» dans le sens de « vers de terre ». Vivants. Tu as bien lu. J'ai donc ramené de l'éco-quartier une armée de petits amis lombricaux et j'ai préparé mon compost tout l'après-midi durant. Dans la joie et l'allégresse. Jusqu'ici tout va bien.

 

16 janvier

Re-très cher journal,

Aussi motivée qu'une participante à l'émission Le Banquier, j'ai cru bon

prendre de nouveaux engagements pour ajouter quelques contraintes à

cette aventure à peine entamée... Alors, voilà : Dès demain, je déposerai mes journaux au café Aquin de l'UQAM, terreau des granos de socio. Les étudiants seront sans aucun doute ravis de pouvoir lire les chroniques de Denise Bombardier dans Le Devoir sans avoir à débourser un rond.

J'ai décidé de me procurer un filtre à café non jetable. Quant au marc de café, il ira directement au compostage.

Finalement, je traînerai des ustensiles en stainless dans ma sacoche pour ne pas utiliser les ridicules fourchettes en plastique des restaurants que je fréquentationne. Après tout, comme dirait ma bonne amie Laure W., c'est avec des petits gestes que l'on parvient à changer la planète ! Savais-tu qu'au Québec, Starbucks récupère le marc de café pour l'offrir gratuitement aux clients qui désirent l'ajouter à leurs plantes ou à leurs plates-bandes ?

17 janvier

Cher journal,

L'épreuve du jour : j'ai fait le deuil de mes Q-Tips. Je les ai troqués pour un cure-oreille en plastique que j'ai déniché dans une boutique d'importations chinoises. Dès lors que j'enfonçai la tige de métal dans mon conduit auditif pour en extraire le cérumen, je sus que ce fut pour mon bien. Bonne nuit.

Savants calculs...

- Si je consomme en moyenne trois Q-tips par jour, cela donne 1095

QTips par année, ou environ 11 boîtes de 100.

-Si une boîte de Q-tips coûte 5 $, c'est une économie de 55 $ par année.

-Avec 55 $, je peux m'offrir environ 10 grosses bières au bar Davidson,

sur Ontario.

-Et avec 10 grosses bières dans le corps, je danse aux tables gratis.

19 janvier

Fidèle journal,

J'ai assisté ce soir à la pompeuse soirée d'ouverture du nouveau bar de Denis-Fortin-du-Radio-Lounge-94.3-CKMF-Radio-Énergie-Montréal. Étaient présents : Jonas (sans sa baleine), Annie Pelletier et l'ex-Kiwi Jean- Nicolas Verreault. Le gratin, quoi ! Sur place, j'ai accepté volontiers un verre de rouge et j'ai réalisé après l'avoir sifflé que la coupe n'était malheureusement pas en verre. En plastique plutôt. Sans éprouver le moindre malaise, j'ai enfoui subtilement le récipient dans ma bourse, bien que j'aie senti dans le regard curieux d'Éric Salvail ces trois mots crève-coeur : «Stie de cheap !»...

Photo: Émilie Pelletier www.emiliepelletier.ca

22 janvier

Petit journal,

Alors que je coupais une tranche de fromage, j'ai réalisé qu'une partie de la meule avait durci. Je ne pouvais la manger. Coup de téléphone à l'éco-quartier. La préposée me certifia que je ne pouvais pantoute le composter. «Ça ne se décomposera pas dans le compost», m'a-t-elle confirmé. Même chose pour le Breton que j'ai trouvé sous mon lit. Après avoir médité quelques heures, j'ai décidé de l'offrir au bouledogue de mon voisin dans un geste d'une grande humanité. Une semaine après le début de ce défi, mon premier bac vert est plein à craquer. Voici la liste des trucs que je n'arrive pas à 3r-v-iser (réduire, réutiliser, recycler, valoriser) : un emballage de mortadelle, une enveloppe de saumon et une autre de Nature Valley, un sac de terre et les morceaux d'une tasse en porcelaine que j'ai cassée. Honnêtement, j'aurais cru avoir accumulé beaucoup plus de détritus à cette étape-ci. Il faut dire qu'avec le compost, les conserves et mon obsession à acheter des produits non emballés, les résultats sont aussi surprenants que le ranking de l'Avalanche depuis l'arrivée de Théo.

25 janvier

Grand journal,

Je crois avoir attrapé un vilain rhume. Pleine de bonne volonté, j'ai caché mes dernières boîtes de Kleenex jetables et j'ai décidé d'utiliser le mouchoir en tissu de la grand-mère morte de mon ô combien avenant rédacteur en chef. Jusqu'à date, je le trouve merveilleux. Pas le rédac'chef, le mouchoir.

27 janvier

Téléjournal,

Sauras-tu me pardonner d'avoir vidé le contenu de mon porte-poussière dans la litière du chat ?

28 janvier

Intime journal,

J'ai fait le plein de boîtes de conserve à l'épicerie aujourd'hui. Puisque j'avais oublié mes sacs en tissu, je les ai empilées dans un sac en papier. Une fois au coin de ma rue, l'anus de mon sac s'est déchiré et toutes les cannes sont tombées. Hormis ce détail, je me porte à merveille !

29 janvier

Encore une fois cher journal,

Aujourd'hui, c'était la fête de mon chum-en-attendant-l'homme-de-ma-vie. J'ai confectionné du papier d'emballage avec les vieux contenants que je n'avais pu réutiliser ! Tu aurais dû voir la joie dans ses yeux lorsque je lui ai offert Le monde selon Garp dans un vieux sac de terre. Et sa machine à espresso recouverte de vieilles enveloppes de mortadelle et de saumon fumé (qui sentaient toujours la mortadelle et le saumon fumé)! Comme il était heureux! Et moi donc. Deux semaines après le début de cette incroyable aventure, j'ai finalement réussi à réutiliser tous les déchets que j'avais accumulés pour réaliser mon emballage. J'ai mis mes légumes au compost et je m'assure de me servir de plus petites portions pour ne rien gaspiller. Quant à la tasse cassée, je suis allée la porter à la boutique de céramique Sans (100) façon(s) de dire je t'aime, juste en avant de chez moi. (Oui, ça existe pour vrai un endroit avec un nom pareil.) Tout ceci est un jeu d'enfant!

Économie réalisée :

Prix d'un rouleau de papier d'emballage avec des pois

mauves et verts : 7,99 $.

1er février

Mon journal,

Armée d'une trâlée de Tupperware, j'ai passé l'après-midi à arpenter les corridors sans fin du Marché Jean-Talon. Pendant une vingtaine de minutes, j'ai dû argumenter avec le caissier pour qu'il accepte de me vendre ses olives kalamatas dans le plat réutilisable que je lui avais apporté. Juste pour toi, cher journal, voici un extrait de notre conversation :

«C'est parce que j'essaie de relever un défi d'un mois sans poubelle.

-Non. J'ai pas le droit. Tu dois prendre un de nos

plats qui a déjà été pesé.

- Je suis journaliste.

- Non.

-C'est pour le magazine Urbania.

-Euh? Non.

-Come on. Juste une fois. Enwèye ! (Je te dis pas, j'avais presque les

larmes aux yeux)

-Ok, cr..

La tâche a été beaucoup moins ardue avec le cultivateur de champignons.

Cependant, quand il a accepté, j'ai réalisé que mon Tupperware n'était malencontreusement pas assez grand pour contenir l'entièreté du casseau. J'en ai donné la moitié à la vieille madame juste à côté, qui me trouvait terriblement cool de passer un mois sans poubelle. Vieille folle. À demain.

2 février

Écoute ben là journal,

Avec mes amies, j'ai toujours ri des hippies qui utilisaient des keepers : des cups en plastique qu'elles s'insèrent dans le vagin lorsqu'elles sont menstruées. (Pendant la journée, le flux s'accumule dans le contenant et, chaque soir, elles le vident pour le laver à la main)... Comme tu l'as sûrement deviné, je suis tombée dans ma semaine aujourd'hui et je n'ai pas vraiment eu le choix de l'essayer. Pour éliminer tout produit jetable, t'as pas oublié, journal? Je l'avoue, jamais je n'aurais cru devoir un jour switcher mes Tampax pour une écumoire à caillots. Jamais. Mais quel agréable moment passé à essayer de le faire entrer dans mon vagin ensanglanté! Pour la première fois, j'ai pris conscience de ma féminité et du cycle de la vie! Spécialement lorsque j'ai frotté les dernières taches de sang, sur les parois, avec mes doigts à la fin de la journée...

Il reste 13 jours avant la fin de mon mois.

4 février

Journal,

Voilà bientôt deux semaines que j'ai la tête d'un raton-laveur parce que je refuse de me démaquiller avec un Q-Tips. Mes amis n'arrêtent pas de me dire que j'ai l'air d'être fatiguée. C'est drôle là, hein ! ? Ça commence à être long.

6 février

Stie' d'journal,

Mes vers de terre ont perdu la vie durant la nuit parce que j'avais oublié de brasser mon compost. Tous les aliments que j'y avais mis ont pogné en moisi. Fuck off. C'est pas vrai que je vais tout recommencer : je vais manger des légumes en conserve jusqu'à jeudi. Crisse que ça demande du temps pis de la patience d'être écologique !

8 février

Allô,

Aujourd'hui, j'ai lavé les quelques condoms que j'avais accumulés. Je les ai gonflés avec ma bouche et j'en ai fait des ballons pour la fête de ma coloc.

9 février

S'lut,

J'ai toujours le rhume. Man, je suis certaine que c'est à cause du putain de mouchoir en tissu : c'est une vraie fourmilière à bactéries c'te cossin-là. En plus de la morve, je suis toujours menstruée et j'ai un contenant aussi gros que le pénis de Ron Jeremy coincé dans mon vagin 24 sur 24. C'est gros t'sais. Le nombre de bacs à recyclage se multiplie dans mon appart. Mes colocs disent que c'est de ma faute s'il y a des petites mouches noires dans notre cinq et demi. Franchement.

11 février

Yo,

Aujourd'hui, je me suis masturbée en pensant à des Kleenex jetables et des serviettes sanitaires.

Je suis venue. Quatre jours avant la fin.

13 février

Hier, il ne restait plus rien à manger à la cafétéria de l'école et j'ai acheté un Sesame Snap : deux petites galettes de sésame, pas plus grosses que mon pouce et recouvertes d'une p'tite crisse de pellicule en plastique. Ben citron, j'ai pas dormi de la nuit parce que je me sentais trop coupable de les avoir mangées ! Osti qu'y'est temps que ça finisse.

14 février

...

15 février

Ah cher journal de mon coeur,

Aussi soulagée qu'une femme qui vient de terminer le régime de S.O.S. Beauté, j'ai passé la journée à me goinfrer. De substances jetables, bien entendu! Ma poutine à moi. Je me suis mouchée une quinzaine de fois avec un Kleenex et je crois bien avoir eu un orgasme chaque fois que je l'ai déposé dans la corbeille. Je me suis démaquillée avec un Q-Tips pour faire disparaître le mascara qui s'était accumulé sous mes yeux au cours du dernier mois. J'ai aussi recommencé à manger normalement. J'ai cuisiné les poitrines de poulet enveloppées dans du Styrofoam, que j'avais achetées le mois dernier. Mais, la débauche s'arrête là. Sans même y réfléchir, j'ai acheté des légumes sans les mettre dans des sacs. J'ai jeté mon marc de café au compost et j'ai bu mon café dans une tasse en céramique plutôt que dans un gobelet. Bref, je ne crois pas que je ne pourrai me départir si facilement des réflexes que j'ai assimilés au cours des derniers jours... N'empêche. C'est fou tout le poids qui est tombé de mes épaules aujourd'hui.

En guise de conclusion, cher journal, je te laisse sur ce proverbe digne de Docteur Doogie (mais qui vient de Mère Teresa): «Bien des gens acceptent de faire de grandes choses. Peu se contentent de faire de petites choses au quotidien. »

xxx

Photo: Émilie Pelletier www.emiliepelletier.ca