Au moment où la question d'intégration des immigrants refait surface pour une énième fois, Urbania revient sur son road trip à la rencontre des Québécois d'adoption qui posent leurs valises en régions.

OK, on part. La musique d'AC/DC dans le tapis et les cheveux dans le vent comme Thelma et Louise, on attaque les routes du Québec aussi confiantes que Stephen Harper en campagne électorale. Jeunes et folles, on remonte l'autoroute 10 jusqu'à Sherbrooke. C'est par-delà le mont Orford et le lac du monstre Memphré que débute notre «Où est Charlie» version multiethnique... Thunder!

Sherbrooke

Au centre-ville, Minh-Hoa Nguyen, c'est comme Laura Secord avec les yeux en amande. Lorsqu'elle est arrivée, on la surnommait «la Chinoise», mais depuis qu'elle est propriétaire du seul temple du Peanut Buster en ville, tout le monde l'appelle Madame Dairy Queen. Minh-Hoa a choisi les Cantons de l'Est parce qu'elle avait un beau-frère qui enseignait à l'Université de Sherbrooke. Pour elle, ce fut un coup de foudre, avec des hauts et des bas. «Quand j'suis arrivée, les gens me parlaient en anglais, même si j'comprenais rien pantoute. Ils baragouinaient des mots pour me montrer qu'ils étaient capables» raconte-t-elle. Aujourd'hui, ce qui m'insulte, c'est quand le monde me demande si je parle français. Ça me frustre assez, là!» Avec son discours évacué de toute la musique des langues asiatiques, impossible de s'imaginer qu'elle soit née ailleurs qu'au Québec.

Pourtant, pendant des dizaines années, Minh-Hoa a vécu à Sherbrooke comme on vit dans un cloître. Elle s'est isolée du reste de la société en travaillant d'arrache-pied. Il a fallu attendre la mort de son mari pour qu'elle s'ouvre enfin à sa nouvelle communauté. Depuis, elle s'est trouvé un chum (qu'elle a rencontré à ses cours de danse en ligne), elle a acheté du sirop de poteau (elle ne goûte aucune différence avec le sirop d'érable) et elle a finalement assisté à un spectacle de Martin Matte (même si elle ne comprend rien à son humour). C'est lorsqu'elle est retournée au Vietnam que Minh-Hoa a réalisé à quel point elle avait épousé la culture québécoise. «Je marchais beaucoup plus vite, je parlais plus vite et je ne m'habillais plus comme eux, remarque-t-elle. Au Vietnam, je ne suis plus chez moi. Je suis une étrangère.» Comme Minh-Hoa qui n'a pu résister aux attraits du comté de Jean Charest, nous avons succombé aux charmes du Banana Split extra pinottes, en fines gastronomes que nous sommes. La crème glacée sur les genoux, on file tout droit vers la Beauce pour y rencontrer une Roumaine qui a immigré par amour dans la région de la bière tablette et de la cuillère à bois...

 

Photo: Émilie Pelletier, Urbania

Saint-Georges-de-Beauce

Arrivées chez Violeta, c'est la campagne, la vraie. Celle avec ses maisons en bois rond, ses poêles à bois et son odeur de pin. À 28 ans, la jeune Roumaine au teint de poupée de porcelaine a mis son pied à terre à Saint-Georges pour rejoindre Henri, son amoureux beauceron qu'elle a rencontré sur Internet. Quand Violeta a été reçue au Canada, aucun de ses diplômes n'a été reconnu. Aujourd'hui, tout est à refaire. À l'orée de la trentaine, elle est retournée sur les bancs d'école pour devenir enseignante. «Je collectionne les diplômes», ironise-t-elle. Lorsqu'elle est arrivée à Montréal, son american dream s'est rapidement érodé. «Je pensais qu'il allait y avoir des palmiers avec de grandes avenues», avoue-t-elle dans un français impeccable. J'ai trouvé que c'était beaucoup moins glamour que dans Beverly Hills 90210!» Sa commotion a été d'autant plus grande lorsqu'elle a déménagé à Saint-Georges et qu'elle a découvert l'accent beauceron. «Un jour, j'ai entendu une fille et un monsieur qui se disputaient. Il lui a dit : «Tabarnac!» Je pensais que c'était son prénom et je trouvais ça joli», dit-elle avec un sourire en coin. Après avoir rencontré une des immigrantes les plus sérieuses de toute la Beauce (elle ne boit pas, ne fume pas et ne joue pas de cuillères), on reprend la route pour aller rejoindre un fonctionnaire qui se dit l'Africain le plus cinglant de la ville de Québec...

Photo: Émilie Pelletier, Urbania

Lévis

Un long imperméable noir et une cigarette à la bouche, Jean-Marie Touré c'est Morgan Freeman, la moustache en moins. Devant une soupe tonkinoise, le Sénégalais raconte sa lune de miel avec Québec. «Quand je suis venu la première fois, je trouvais que c'était une belle ville et que les gens étaient gentils», dit-il. «Lorsqu'on me voyait, on était curieux, on m'embarquait quand je faisais du pouce, on m'invitait pour le temps des Fêtes... On m'appelait le nègre, mais ce n'était pas péjoratif.»

Après trois décennies passées au royaume du Bonhomme Carnaval, Jean-Marie avoue qu'il a commis une erreur en s'établissant à Québec. Un violent ressac après toutes ces années passées à tenter de comprendre la culture québécoise. Victime du discours des apôtres de Jeff Fillion et d'André Arthur, il reconnaît qu'il y a maintenant des gestes foncièrement racistes qui sont posés à son égard. «Je dois toujours me surveiller et c'est fatigant! Si je crache par terre, tout le monde va le savoir à Lévis.»

Bien qu'au fil des ans Jean-Marie ait délaissé sa culture sénégalaise, il a l'impression que la population de Québec n'a toujours pas reconnu son intégration. «Dans le temps des Nordiques, par exemple, quand je disais que je prenais pour les Canadiens, tout le monde me répondait que c'était parce que je ne connaissais rien au hockey... Câline ! Ça fait trente ans que je suis ici, je connais ça autant qu'eux autres!»

En marchant vers l'auto, on lui demande ce qu'il a ressenti lors de la déclaration de Parizeau en 1995. «J'ai toujours été un militant péquiste et ça m'a vraiment fait mal», répond-il. La gentillesse de l'Africain le plus cinglant de Québec nous a vraiment touchées. On l'embrasse comme un ami à la fin d'un long voyage. Puis, on se dirige vers le Bas-du-Fleuve où nous attend un cousin belge qui a fui le Manneken Pis...

Photo: Émilie Pelletier, Urbania

Rimouski

Assis dans un café au bord de l'eau, Guy Collet contemple sa tasse vide, le regard perdu, quelque part entre Bruxelles et Rimouski. Derrière lui, des Algériens de la place refont le monde entre deux espressos, sur fond de Rachid Taha. Alors que nous avons eu toute la misère du monde à trouver des immigrants en région, on se croirait ici en plein Côte-des-Neiges du Bas-du-Fleuve.

À 50 ans, Guy Collet a tout abandonné en Belgique pour conquérir la Belle Province. Il a suivi sa femme orthophoniste qui a été embauchée par le gouvernement québécois pour combler la pénurie de main-d'oeuvre. Il a quitté sa mère patrie comme d'autres partent en pèlerinage à Compostelle : avec l'espoir d'une vie meilleure. Pourtant, après deux années passées au Québec, il n'a toujours pas trouvé d'emploi. «J'ai une formation comme caméraman et j'ai été responsable d'une librairie pendant 26 ans. Même si je suis compétent, je ne trouverai rien ici», désespère-t-il.

Lorsqu'il parle de son immigration à Rimouski, les yeux de Guy se remplissent d'eau, sans trop savoir pourquoi. Peut-être à cause de sa fille qui n'a pas obtenu sa citoyenneté et qui est toujours de l'autre côté de l'océan? Ou à cause de toutes ces fêtes de famille en Belgique auxquelles il ne participe plus? Le spleen? «Non, ça va. J'aime Rimouski», dit-il. «À Noël, je suis retourné en Belgique pour fêter avec ma famille, mais une fois là-bas, j'ai retrouvé tout ce que je n'aimais pas de Bruxelles : la grisaille, la ville, les gens bêtes.»

Pendant la séance de photos, Guy retrouve son sourire en nous avouant qu'il est un fan de Charlebois depuis longtemps et qu'il connaît ses paroles par coeur, même s'il ne comprend pas un traître mot de ce qu'il chante. Il rit pour vrai. Ça nous fait du bien. Une fois l'entrevue terminée, on remonte le fleuve pour aller rencontrer une Américaine au pays de la crevette.

Photo: Émilie Pelletier, Urbania

Saint-Léandre (près de Matane) 

La voiture n'est même pas garée que Lisa sort de sa grande maison pour nous accueillir. Ce n'est pas une grosse Américaine en coton ouaté, mais une jolie blonde à l'allure saine qui nous ouvre les portes de sa demeure. Après avoir voyagé partout en Amérique, Lisa a finalement posé ses valises au Québec. Elle a tout laissé. Tout. Par amour pour un gars de Québec, rencontré à Mexico. «Quand je suis arrivée ici, l'école primaire était sur le point de fermer, parce qu'il n'y avait pas assez d'enfants inscrits», raconte-telle dans un français qui ressemble à celui des Acadiens. «Les gens étaient contents de me voir avec mes petits, parce que ça leur faisait plus d'inscriptions. Je suis devenue responsable du café dans la salle communautaire et j'ai organisé des matchs de basketball dans le gymnase de l'école.»

Depuis le Wisconsin jusqu'à Saint-Léandre, Lisa est heureuse dans sa terre d'adoption. «Je suis tellement bien ici que j'ai peur de retourner aux États-Unis. Je crains que Bush décide de fermer les frontières et que je ne puisse plus jamais revenir en Gaspésie. Il est tellement fou.»

Après une heure passée à l'écouter parler du soleil qui descend le soir sur Saint-Léandre, de ses voisins âgés avec qui elle prend le café, de son chum qu'elle aime et qui pêche la crevette, on se demande si le bonheur ne se trouve peut-être pas là, dans sa grande maison avec des planchers et des volets en bois, quelque part dans ce middle of nowhere. Ou peut-être de l'autre côté du fleuve, dans la Côte-Nord de Gilles Vigneault?

Photo: Émilie Pelletier, Urbania

Baie-Comeau

En panne d'entrevues (après avoir harcelé tous les employés du buffet chinois Ho King et supplié les skaters du coin pour qu'ils nous présentent leur ami mexicain étrangement nommé Christian Lévesque), nous nous dirigeons vers le centre d'achats de Baie-Comeau. À tout hasard, on aperçoit au comptoir du Tiki-Ming une maman blanche avec une fille à la peau ébène. «Est-ce qu'on pourrait faire une entrevue avec vous, genre, tout de suite!?!» Quelques minutes plus tard, nous sommes assises sur des chaises en pvc, dans une cour sur la rue Côté. Medji St-Pierre, adoptée par Sandra à l'âge de huit mois, nous rejoint avec son vélo. «C'est drôle parce que je suis noire et mes roues de bicyclette sont noires. Mon amie Stéphanie est blanche et ses roues sont blanches!», remarque-t-elle. Depuis qu'elle est toute jeune, Medji n'a jamais eu de difficulté à s'intégrer, mais lorsqu'elle a atterri dans le carré de sable de la garderie à trois ans, sa présence a créé bien des émois. Les enfants lui flattaient la peau, la scrutaient comme un spécimen exposé à une bande de chercheurs. «Ils n'en avaient jamais vu», dit sa mère.

Quelques années plus tard, à l'école primaire, elle est toujours la seule Noire dans tout l'établissement. Intrigués, les enfants lui demandent sans cesse d'où elle vient et pourquoi elle est noire. «Après deux mois, elle était tannée de répondre Haïti, dit Sandra, amusée. Elle leur disait qu'elle était Medji de la rue Côté à Baie-Comeau».

L'école primaire s'accompagne aussi des premières manifestations de racisme. «Jean-François m'a traité de barre de chocolat», raconte-t-elle insultée. «Je l'ai traité de verre de lait!». Imperméable à toutes les remarques qui sont faites envers sa fille et envers elle, Sandra soutient qu'il est plus facile pour les immigrants de grandir en région qu'à Montréal. «Le vrai racisme ici, il est plutôt envers les autochtones».

Medji aimerait bien que l'on reste encore quelques heures avec elle pour sauter sur sa trampoline, mais Nizar, un étudiant tunisien qui habite à la ville de Saguenay nous attend déjà.

Photo: Émilie Pelletier, Urbania

Saguenay

Il est 18 heures. Du rigaudon résonne dans la cage d'escaliers d'un des blocs de la rue Dollard. Une odeur d'épices émane de l'appartement numéro 6. De l'autre côté de la porte, Nizar vient tout juste de sortir de la douche... «Je sais qu'il est tard, mais je viens de me réveiller», dit-il.

«Hier, j'ai fait la fête. Depuis que je suis ici, je sors et je bois plus qu'en Tunisie.» Étudiant étranger à l'Université de Chicoutimi, Nizar a goûté tout l'éventail des plaisirs québécois. L'alcool d'abord et les femmes, surtout. «En Tunisie, les filles sont beaucoup plus pudiques qu'ici», dit-il devant sa bière aux bleuets. «Tu peux sortir avec elles un an sans avoir de relation sexuelle. Les Québécoises sont beaucoup plus ouvertes. Quand elles veulent un truc, elles te le disent...»

Nizar n'a jamais été un Musulman pratiquant, mais depuis qu'il est à Saguenay, il a largement délaissé sa religion. Alors que les autres étudiants musulmans de la ville se rendent prier dans un appartement transformé en mosquée, il préfère étudier et faire la fête. «Depuis que je suis ici, je ne fais pas la prière, ni le jeûne et je ne respecte pas le Ramadan, même si je le faisais en Tunisie.» Sur la table, nos verres sont vides. Nizar aimerait certainement que l'on reste avec lui pour un autre verre (ou plus). Éthique professionnelle oblige, on reprend la route du Lac pour rejoindre des réfugiés de Colombie, fanas des recettes d'À la Di Stasio.

Photo: Émilie Pelletier, Urbania

St-Félicien

Luz et Luis nous ouvrent la porte de leur minuscule appartement. À l'intérieur, les armoires de la cuisine sont tapissées de post-it : J'avais, tu avais, il avait... «C'est pour aider Luis à apprendre le français», précise Luz dans un français aussi disséqué qu'une grenouille dans un lab de bio de troisième secondaire. «On a suivi des cours deux heures par semaine pendant trois mois à l'Université de Chicoutimi, mais ce n'était pas suffisant. Mon mari a dû commencer à travailler pour payer le loyer et il a encore de la difficulté.»

Réfugiés politiques depuis 1991, Luz et Luis ont troqué la jungle colombienne pour le zoo de St-Félicien. «À Bogota, mon mari était cadre pour une compagnie pétrolière et il y avait des guérilleros (membre des Forces armées révolutionnaires colombiennes) qui travaillaient pour lui. Ils ont menacé de le tuer», raconte Luz, pendant que son époux tente péniblement de suivre notre conversation. «Nos vies étaient en danger et nous avons dû quitter pour les États-Unis.» Ils ont fui avec leur voiture et leurs vêtements, nada mas. Aujourd'hui, pas question de retourner en Colombie. «C'est beaucoup trop dangereux.»

Le traumatisme est tel que Luz est toujours incapable d'entendre le bruit d'une motocyclette, car il lui rappelle les fusillades.

Dans le modeste confort de leur appartement, Luis nous montre des photos de son épouse et de lui, tantôt en traîneau à chiens, tantôt avec les baleines. Même s'ils ont mangé de la poutine, des bleuets et de la neige (!), les deux Colombiens ont toujours l'impression d'être des étrangers sur cette terre bleue. «Les gens nous appellent encore les deux immigrants.»

Il est presque minuit. Luis doit partir pour aller travailler à la boulangerie. Contrairement à une manne de nouveaux arrivants dans les grands centres, il a trouvé un boulot qu'il aime. Après trois jours à parcourir les routes du Québec, il nous apparaît que les régions ont mis en branle une véritable politique d'intégration dans laquelle les immigrants ne sont pas seulement la personnification d'une diversité culturelle que l'on célèbre sur les scènes extérieures des festivals d'été, mais bien les pièces essentielles du patchwork québécois.

Photo: Émilie Pelletier, Urbania