Depuis Harry Met Sally jusqu'à Sex Education, en passant par Friends, Riverdale, ou Like-moi !, on nous répète sans relâche que l'amitié homme-femme est sinon impossible, du moins un simple prélude à quelque chose de censément plus grand, plus beau, plus fort : l'amour. Deux jours après la Saint-Valentin, osons poser la question : ne serait-il pas grand temps d'en revenir ? L'amitié homme-femme décortiquée (et célébrée) en six temps.

Amis et plus si affinités

« Entre hommes et femmes, il ne peut pas y avoir d'amitié parce que le sexe fait toujours barrage. » Vous souvenez-vous ? Les paroles de Billy Crystal à Meg Ryan, dans le cultissime When Harry Met Sally, résonnent encore dans bien des films, séries, et livres aujourd'hui. La mythique série Friends, pour laquelle Netflix a déboursé plus de 100 millions de dollars en vue de poursuivre la diffusion une année de plus, aurait dû s'appeler « Friends with Benefits », font judicieusement remarquer les observateurs. Faites le tour : Harry Potter, Stranger Things, Master of None, même le Roi lion, les relations homme-femme (et lionceaux) se résument rarement à des sincères, ou inspirantes amitiés. « Dans la culture populaire, la représentation d'amitiés homme-femme tourne toujours autour d'un potentiel amoureux », confirme le sociologue Michael Kimmel, directeur du Centre d'études sur les hommes et la masculinité, de l'Université Stony Brook, l'un des rares experts à s'être penché sur la question.

La « zone amicale » (friend zone) existe-t-elle vraiment ?

Dans le jargon populaire, la « friend zone », c'est cette zone inconfortable dans laquelle se retrouve généralement un homme tenté d'aller plus loin avec une femme qui, elle, ne veut rien savoir de plus. Mais dans la réalité, est-ce vraiment si fréquent ? Si grave ? Si castrant, surtout ? « Scoop, écrivait récemment le magazine numérique français Tapage. Le friendzoning n'existe pas. C'est un mythe inventé par la série Friends, dans laquelle les relations femmes-hommes sont toujours plus ou moins axées sur la possibilité d'une affaire de séduction ou de sexe. » Bref, « un mythe sexiste ». Marc Brunet, l'auteur de Like-moi !, qui a écrit un épisode (très drôle) sur la « friend zone », reconnaît qu'on a tendance à « regarder les relations gars-fille à travers le filtre des relations amoureuses, dit-il. Mais c'est basé sur des siècles et des siècles de relations. » Qui plus est, signale Sarah-Maude Beauchesne, qui signe plusieurs romans et séries télévisées pour adolescents, « narrativement [...], c'est plus facile de toucher le public avec une tension sexuelle ». Cela dit, signale l'auteure de L'Académie, elle a dû réécrire plusieurs fois son scénario pour que ses personnages (Scarlett et Théo) ne tombent pas amoureux (dans la deuxième saison). « Parce que je trouvais ça plus riche. Et plus original. » Socialement, elle croit aussi qu'on devrait un peu « lâcher le morceau » avec cet idéal « désuet » du couple comme « ultime bonheur ». L'amitié gars-fille : « Tu y crois une fois que tu y as goûté, dit-elle. [...] Moi, c'est un des sentiments les plus forts que j'ai vécus. »

Que dit la science ?

Mais dans les faits, qu'en est-il ? L'une des rares études, abondamment reprise par les médias, réalisée au Wisconsin auprès de 400 adultes, a révélé que, dans la moitié des cas, l'attirance physique entre hommes et femmes pouvait effectivement nuire au sentiment d'amitié. En gros, les hommes auraient davantage tendance à percevoir les signaux d'amitié comme des signaux sexuels, tandis que les femmes feraient l'inverse : elles auraient davantage tendance à percevoir les signaux sexuels comme amicaux. De là à conclure que l'amour finira ici toujours par vaincre, trouver son chemin ou tuer l'amitié (au choix), il y a un pas que tous ne font toutefois pas. Un pragmatique journaliste du britannique Daily Mail arrivait récemment à la conclusion suivante : en gros, oui, écrivait-il, messieurs, il se peut que vous désiriez votre amie, et passer à l'acte pourrait nuire à votre amitié (notez ici l'emploi du conditionnel). Mesdames, ajoutait-il, oui, il se peut que votre ami vous désire. Et après ? « La meilleure chose à faire serait d'être honnête, d'en rire et de passer à autre chose. Après tout, les amis, ça sert à ça, non ? »

L'avis de la féministe

D'après l'auteure et féministe Martine Delvaux, cette sempiternelle vision binaire des relations est une véritable « reconduction de l'hétérocentrisme », qui dresse ici un portrait très « stéréotypé » et « limité » de l'amitié. Et des relations humaines en général. « Comme si tout ce qu'on voyait, c'était du sexe ! », rit l'auteure. Est-ce nécessaire de le préciser : non, ce ne sont pas tous les hommes qui voient les femmes comme des objets sexuels. Et vice-versa. Mais cela transparaît bien peu au cinéma. Une étude du Geena Davis Institute sur le genre dans les médias (un OBNL qui plaide pour une représentation plus égalitaire) conclut que les femmes ont cinq fois plus de chances d'être dépeintes comme « attirantes » (à comparer aux hommes) et qu'elles ont deux fois plus souvent tendance à être mises en scène dans des situations dites « sexuellement explicites ». Il faut dire qu'à Hollywood, 85 % des réalisateurs sont des hommes, 80 % des scénaristes aussi, démontre une autre étude, du San Diego State University cette fois. Ceci explique peut-être cela.

Réhabiliter l'amitié

Le philosophe français André Guigot vient de publier un petit essai, Petite spiritualité de l'amitié, chez Novalis, précisément pour en finir avec cette vision injuste de l'amitié, à titre de « parent pauvre », « deuxième division » de l'amour. Au contraire, dit-il, l'amitié est un sentiment « très fort », proche de l'amour (avec ses épisodes de jalousie, de crises et de retrouvailles), mais exempt de jeux de séduction. « Dans ce sens-là, c'est peut-être plus détendu, dit-il. Il n'y a pas d'esprit de conquête. L'amour est inféodé à la logique de performance, mais l'amitié résiste à ça. » Basée sur la confiance et la complicité, elle mérite drôlement d'être revalorisée. « C'est une façon de se réconcilier avec l'existence », rien de moins, croit-il. Parce que l'ami, c'est celui qui donne l'heure juste, révèle les « vraies affaires », propose une vision différente du monde, et reste là quand, par malheur, le couple s'écroule, confirment aussi ceux qui y ont goûté. Pardonnez le pessimisme, mais tout miser sur l'amour, comme on nous invite socialement et culturellement à le faire, peut être drôlement risqué. « C'est un méchant gros risque de désinvestir les autres types de rapports qu'on a. Une personne ne peut pas combler tous nos besoins comme être humain », reprend Martine Delvaux. Qu'on se le dise : l'amitié, les réseaux, cela permet d'être non seulement plus « sain psychologiquement », mais aussi plus « solide », dit-elle.

Amitié, santé, égalité

« L'amitié, c'est hyper important », renchérit le sociologue et expert en études de genre Michael Kimmel. « On a besoin d'amis, de collègues, d'un réseau plus large. Or, historiquement, on a éliminé la moitié de ce réseau ! », déplore-t-il. Parce que les femmes étaient à la maison et avaient peu de fréquentations mixtes, elles n'avaient pas le potentiel amical qu'elles ont acquis (« grâce au féminisme ») aujourd'hui. Le sociologue croit toutefois qu'on serait enfin, socialement et historiquement, ici sur la bonne voie. « Il y a 30 ans, quand je demandais dans mes cours combien d'élèves avaient des amis du sexe opposé, de 10 à 20 % levaient la main, dit-il. Aujourd'hui, si je rentre dans n'importe quelle salle de classe aux États-Unis et que je demande s'il y a quelqu'un qui n'a pas d'amis du sexe opposé, pas un seul élève ne va lever la main. C'est très encourageant. » Encourageant pour notre bien-être psychologique individuel, mais aussi pour l'état de l'égalité de la société. « Les jeunes sont en train d'apprendre ce qu'est l'égalité des genres. Ils y sont habitués. Ils sont habitués d'être entourés d'hommes et de femmes qui sont des amis, sans être intéressés par autre chose. » Et c'est tant mieux, se félicite-t-il. « Est-ce qu'on a atteint l'égalité ? Non, pas encore. Est-ce qu'on est sur le bon chemin ? Plutôt ! », conclut le chercheur.