Le mois dernier, Jono Lancaster, un Britannique atteint du syndrome de Treacher Collins, a donné une vingtaine de conférences au Québec. Sans filtre, l'homme de 33 ans raconte son parcours marqué par ce visage dont tout le monde parle depuis le tout premier jour.

Jono Lancaster est né avec le syndrome de Treacher Collins, une maladie congénitale qui touche notamment le développement des os du visage. S'il accepte aujourd'hui sa différence, il a toutefois connu des heures plus sombres. Voici un extrait de la conférence qu'il a donnée il y a deux semaines au Québec.Tout d'abord, permettez-moi de vous lire ce qu'il y a sur deux morceaux de papier.

Sur le premier, il y a ce qui a été écrit par les médecins à mon sujet quand je suis né. Ces lignes qui m'ont suivi toute ma vie...

«Jonathan Lancaster est né le 31 octobre 1984. Les deux parents sont horrifiés par l'apparence de leur enfant. Aucun d'entre eux n'a éprouvé un lien affectif parental pour ce bébé. Les deux parents ont quitté l'hôpital 36 heures plus tard, abandonnant l'enfant derrière eux.»

Sur le deuxième morceau de papier, il y a des mots que j'ai retranscrits avant de prendre l'avion pour le Québec. Ce sont des commentaires qui m'ont été adressés après que j'ai publié un égoportrait sur les réseaux sociaux.

«Il devrait avoir une chirurgie plastique.»

«J'aimerais lui démolir le visage, pour ne plus avoir à voir ce monstre de nouveau.»

«Il aurait dû être tué à la naissance.»

Depuis le premier jour de ma vie, jusqu'à aujourd'hui, les gens ont sans arrêt parlé de mon visage. On m'a jugé. On s'est moqué de moi.

Quand je suis né, les services sociaux ont dû trouver quelqu'un pour s'occuper de moi. Ils ont discuté avec une femme qui s'appelle Jean. Et encore une fois, ils ne parlaient que de mon visage. Elle ne comprenait pas. Pour elle, tous les bébés sont mignons. Pourquoi parlaient-ils toujours de mon visage? J'avais 2 semaines quand Jean s'est présentée à l'hôpital.

Quand elle a fait ma connaissance, elle a souri, elle m'a pris dans ses bras et, immédiatement, elle a ressenti que quelque chose nous liait tous les deux. Elle s'est tournée vers les infirmières et elle a demandé: «Quand puis-je l'emmener à la maison?»

Au cours des cinq années suivantes, Jean s'est occupée de moi tout en cherchant à rétablir le contact avec mes parents biologiques. Elle n'a jamais réussi. Ses lettres revenaient sans avoir été ouvertes. Quand j'ai eu 5 ans, elle est donc officiellement devenue ma mère.

J'ai subi plusieurs interventions chirurgicales. Jean m'a accompagné à travers chacune des opérations. Elle m'a donné un foyer, elle m'a aimé. Elle me disait que j'étais beau, et j'étais heureux! Puis je suis allé à l'école. C'est à ce moment que j'ai compris à quel point j'étais différent.

Les enfants me montraient du doigt. Tout le monde me regardait. Tout le monde riait. Les enfants tiraient leurs yeux vers le bas et ils jouaient à des jeux du genre: «Sauve-toi de Jono et ne lui touche surtout pas, tu vas attraper le Treacher Collins!» Ça m'a brisé le coeur. Je ne savais pas quoi faire!

À la fin des classes, je pouvais enfin retourner à la maison, auprès de ma mère. Un jour, je lui ai demandé pourquoi les autres tiraient leurs yeux vers le bas quand ils me voyaient. Ma mère m'a répondu que j'étais beau, puis elle s'est mise à pleurer. Je me suis senti si coupable de l'avoir fait pleurer. Je me suis dit que jamais plus je n'allais lui en parler.

En ne parlant à personne, je n'ai fait qu'empirer les choses. J'étais en colère. Quand je me regardais dans le miroir, je me disais: «Pourquoi moi? Qu'est-ce que j'ai fait pour avoir l'air de ça?»

[...]

Heureusement, j'ai toujours été entouré. Parmi tous les gens qui m'aimaient, il y avait Ben. Quand il était jeune, il me traitait de tous les noms, mais en vieillissant, il est devenu mon meilleur ami. [...] Les gens autour de moi avaient l'habitude de me dire que tout allait s'arranger, mais Ben avait une approche différente. Il m'a dit: «Arrête de te morfondre tout seul dans ta chambre: tu viens avec moi, parce que je t'ai trouvé du boulot. Tu vas travailler au bar avec moi.»

Je détestais les bars! Je me souviens de ces soirées où mes amis avaient du plaisir, et où je ne voulais que me cacher. Je me revois marcher vers la maison, à 3 h, en me disant qu'il n'y avait pas de place pour moi dans ce monde. Je marchais au milieu de la route en attendant qu'une voiture me frappe. Chaque fois qu'une voiture m'évitait, la colère montait un peu plus...

Et là, Ben voudrait que je travaille dans un bar? Absolument pas!

Malgré tout, le jeudi suivant, j'ai mis mon uniforme et je suis allé derrière le comptoir de ce bar. Au début de la soirée, ça allait, mais plus le bar se remplissait, plus j'entendais les gens rire. Je présumais qu'ils riaient de moi, et tout ce que je pouvais faire, c'était regarder le plancher. Une heure et demie plus tard, j'ai pris un taxi et je suis rentré.

À la maison, ma mère m'attendait: «Alors, comment ça s'est passé?» J'ai affiché mon plus beau sourire forcé et je lui ai dit que ce n'était tout simplement pas pour moi.

Pendant toute la fin de semaine, je ne me suis pas lavé. Je ne suis pas sorti de ma chambre. Je n'ai rien mangé. Et là, Ben est revenu! On s'est engueulés, mais il m'a convaincu d'y retourner la semaine suivante.

Ce soir-là, un gars immense avec des tatouages et des muscles gros comme ça est entré dans le bar. Il s'est assis en me fixant. J'espérais que quelqu'un d'autre le serve... en vain. [...] Rendu à lui, je lui ai demandé ce qu'il voulait boire. Il m'a répondu: «Avant que je commande, dis-moi ce qui t'est arrivé. Tu as eu un accident? On t'a échappé quand tu étais bébé? Tes parents ont pris de la drogue? Qu'est-ce qui est arrivé?»

Je voulais disparaître. Je lui ai dit: «Je suis né comme ça.

 - Ah, d'accord. Mais qu'est-ce qu'il y a sur le côté de ta tête?»

Je voulais qu'il parte. Je me disais qu'il allait rire de moi. La soirée allait se transformer en cauchemar. Je lui ai demandé de nouveau ce qu'il voulait boire, mais il a continué à me poser des questions sur mes appareils auditifs: «Est-ce que tu peux entendre si tu enlèves ton appareil?

 - Non, je n'entendrais rien.

 - Mais si je crie très fort, pourrais-tu m'entendre?

 - Non, vraiment, je n'entendrais rien.

 - Tu es tellement chanceux!

 - Hein? Pourquoi?

 - Ma femme, à la maison, tout ce qu'elle fait, c'est crier toute la journée, sept jours sur sept. Je ferais n'importe quoi pour un moment de tranquillité!»

C'est tout! Il m'a demandé mon nom. Il a payé son verre, il m'a serré la main, puis il est parti. Il n'a rien dit de méchant. Il ne m'a pas insulté. Ce gars-là ne se souvient probablement pas de moi, mais 13 ans plus tard, je parle encore de lui. Les soirées suivantes, quand j'entendais les gens rire, je voyais les choses autrement. Je me disais: «J'aimerais peut-être être le centre de l'univers, mais je ne le suis pas. Ces gens qui rient et qui discutent dans le bar, ils ne se moquent sûrement pas de moi. Ils s'amusent et ils parlent de choses extraordinaires qu'ils viennent de faire... Tout n'est pas tourné vers moi.»

Je suis retourné travailler et ensuite, il y a eu un changement en moi. Parce que, ce soir-là, ce gars a changé ma vie.

- Propos recueillis par Isabelle Audet

Voir au-delà du visage

Jono Lancaster avait donc 20 ans lorsqu'il a compris, au hasard d'une conversation avec un client dans un bar, que le syndrome de Treacher Collins ne le définissait pas. Qu'on ait beau le dévisager, ce n'était qu'un élément parmi d'autres chez lui. Et que les autres aussi avaient leurs soucis.

Aujourd'hui, le Britannique parcourt le monde pour raconter son histoire au grand public. Sa mission: expliquer comment se vit la différence de l'intérieur et, surtout, outiller ceux qui éprouvent un malaise lorsqu'ils y font face. «Jusqu'à mes 20 ans, mon visage était un élément très négatif dans ma vie. Désormais, il ne l'est plus! nous explique-t-il après une rencontre avec des professionnels et des parents au Centre hospitalier universitaire Sainte-Justine, à Montréal. Je suis qui je suis, c'est tout. Dans le fond, nous sommes tous différents.»

Grande tournée au Québec

Au cours du mois dernier, Jono a donné une vingtaine de conférences au Québec. À son arrivée à l'école secondaire Saint-Joseph, à Saint-Hyacinthe, il a été accueilli par un groupe de jeunes. «C'est sûr que l'on remarque son visage, mais je trouve qu'au bout d'un moment, on ne voit plus tellement qu'il est différent », assure une adolescente. C'est justement l'objectif de Jono.

«Au bout d'un moment, les enfants ne voient plus uniquement un gars qui a le Treacher Collins. Ils voient un gars qui aime le soccer, la poutine, et qui peut courir vraiment très vite!»

«J'espère alors que la prochaine fois qu'ils vont rencontrer quelqu'un avec une différence craniofaciale, ils vont voir, oui, quelqu'un avec une différence, mais ils vont pouvoir aller plus loin et savoir ce qu'il aime et ce qu'il peut faire. N'est-ce pas ce que l'on souhaite pour nos enfants? Qu'ils puissent rencontrer des gens différents?»

Incessantes moqueries

N'empêche. Partout où il va, Jono sait qu'il s'expose aux remarques blessantes. «Parfois, quand je fais des conférences dans les écoles, je vois que des jeunes rient de moi, raconte Jono. Ça ne me rend que plus déterminé à faire connaître mon histoire. J'espère au fond de moi qu'ils comprendront que ces moqueries peuvent avoir un impact désastreux. J'ai 33 ans et je lis encore des commentaires de gens qui écrivent que je devrais être mort. Si j'avais lu la même chose quand j'avais 16 ans, j'aurais été démoli. Aujourd'hui, je peux y faire face.»

Son message touche tout particulièrement Jannie-Karina Gagné, mère d'une fillette de 4 ans atteinte du syndrome de Nager, condition semblable à celle de Jono. C'est d'ailleurs à son invitation que celui-ci est venu au Québec pour la deuxième fois depuis 2016. «J'ai toujours trouvé ma fille absolument splendide, dit Jannie-Karina, émue. Je lui dis chaque jour que je la trouve belle. Par contre, je ne veux pas qu'un jour elle me dise: "Qu'est-ce que tu en sais, tu n'as pas ma face." Je me suis dit que mon travail, c'est de la mettre en contact avec des gens qui ont un visage semblable au sien, mais qui sont porteurs d'un message positif et qui vont lui dire que ça se peut, avoir une belle vie.»

L'inquiétude des proches

Ces inquiétudes de Jannie-Karina sont légitimes, soulignent plusieurs spécialistes de l'équipe de la Clinique de chirurgie craniofaciale de l'hôpital Sainte-Justine, à Montréal. «Les parents se projettent dans l'avenir. Ils se demandent: "Est-ce que mon enfant va trouver l'amour?" ou "Est-ce qu'il va être intimidé?"», évoque Marie Roberge, travailleuse sociale. Elle indique dans la foulée que ces enfants ne sont pas leur différence. Ils ont une différence. Cette nuance est cruciale, souligne-t-elle.

Pour un parent, les regards intrigués qui se posent sur leur enfant sont toutefois difficiles à gérer au quotidien. «On se demande souvent ce que l'on peut faire, comme parent, explique Jannie-Karina. Quand j'entends Jono dire que de voir sa mère pleurer, ç'a été terrible, moi, ça m'a dit qu'il faut que je gère mes affaires. Il faut que j'aille chercher l'aide dont j'ai besoin. Moi, je vais être capable d'entendre ce qu'elle va me dire. C'est mon travail de parent, parce qu'il va y en avoir, des moqueries... Je dois déjà penser à ma façon d'y réagir...»

Le passage de Jono a un impact particulier auprès des jeunes. Tout juste avant notre rencontre, la semaine dernière, il a discuté avec des enfants dans une école primaire que fréquente un garçon atteint d'une différence craniofaciale. L'échange est rapidement passé du visage de Jono à ce qui l'intéresse: le sport, les amis, bien manger... «Comme tout le monde, quoi!», souligne Jannie-Karina. Les élèves se sont ensuite dirigés spontanément vers la mère de leur camarade différent: «On voulait vous dire que votre fils est magnifique, madame.»

Photo François Roy, La Presse

Jono Lancaster a rencontré des élèves de l'école secondaire Saint-Joseph, à Saint-Hyacinthe. Il y a été question de la différence sous toutes ses formes.

Comment réagir?

Comment doit-on réagir lorsqu'on rencontre une personne avec une différence aussi manifeste que celle de Jono? Poser des questions? Passer son chemin? Voici quelques conseils pour dissiper tout malaise.

Poser des questions

Jono Lancaster avait 20 ans lorsqu'il a compris que lorsqu'on lui posait des questions sur sa condition, on souhaitait bien souvent mieux le connaître... tout simplement. «Vous savez quoi? C'est tout à fait correct de poser des questions quand c'est fait de la bonne façon, avec respect, explique-t-il. Je crois qu'on peut en parler comme on parle de soccer ou d'autres choses. C'est acceptable de parler de moi, tout comme on peut parler de vous.»

Respecter le silence

S'il est acceptable de s'interroger ouvertement sur la différence d'une personne, il est tout aussi acceptable qu'elle refuse d'en parler si elle n'en a pas envie. «C'est correct aussi! La communication, c'est la clé», ajoute Jono. Jannie-Karina Gagné abonde dans le même sens. Elle compte outiller sa fille pour qu'elle puisse répondre aux questions des gens qu'elle croise, mais pas question de l'obliger à raconter son histoire de long en large chaque fois. Au quotidien, surtout pour un enfant, les interrogations peuvent être lassantes. «Je veux que ma fille puisse avoir le choix. Elle a le droit d'avoir des journées où ça ne lui tente pas de répondre», précise Jannie-Karina, qui ajoute que le silence, parfois, «c'est reposant».

Créer des liens

On a tout avantage à côtoyer la différence sous toutes ses formes, et ce, dès le plus jeune âge, souligne Dominique Duchesne, psychologue à la Clinique de chirurgie craniofaciale de l'hôpital Sainte-Justine. «En parlant, les enfants réalisent que la personne devant eux n'est pas que sa différence. Que c'est une personne à part entière avec des joies et des peines. C'est ça, l'acceptation de la différence», explique-t-elle. Jono acquiesce: «Quand je suis à l'épicerie, il arrive qu'un enfant s'exclame: "Maman, le visage de ce monsieur me fait peur!" Je n'en fais pas de cas. Je lui souris et je lui demande quelle est son équipe de soccer préférée, ou s'il aime Harry Potter. Ça renverse la situation et quand on se quitte, il me salue en souriant.»

Des phrases à éviter

Par gentillesse, on a souvent tendance à vouloir normaliser la différence, souligne Dominique Duchesne. Or, les phrases comme «ce n'est pas grave» ou «ça ne paraît presque pas» ont l'effet inverse: elles ne permettent pas à la personne visée et à ses proches d'apprendre à vivre avec la différence. Ils ont, au contraire, besoin que cette différence soit reconnue. «Il y a des gens qui veulent nous encourager en minimisant les choses. Ils nous disent: "Ah, ça va bien aller. Elle est forte! Tu es forte!" Mais je me disais: "Attends une minute! Je ne le sais pas si je suis capable de prendre ça, moi!" Et d'un autre côté, il y a les autres qui pleurent plus que toi en te disant: "Ah, mon Dieu, je ne sais pas comment tu fais!" Et là, on doit les réconforter, eux. C'est difficile...»

Des maladresses, «ça arrive»!

«Il y a beaucoup plus de gens maladroits que de gens méchants», explique Marie Roberge, travailleuse sociale. Un parent d'un enfant différent peut préparer des phrases-clés pour expliquer la situation et pour réagir lorsque des commentaires peuvent être blessants. L'enfant visé par ces commentaires apprendra ainsi comment réagir lorsque l'on évoquera sa différence. «Si le parent est fâché contre des commentaires, l'enfant sera fâché lui aussi, souligne Marie Roberge. Malgré tout ce que l'on peut faire, on ne peut pas empêcher les réactions des gens. Par contre, on peut outiller les enfants et les aider à trouver les mots.» Et si on a dit une énormité sans le vouloir? «On le sait que c'est rarement méchant, souligne Jannie-Karina. Le respect est la base de tout. Quand on sent qu'il y a du respect, peu importe la suite, c'est sûr que ça passe.»

Photo François Roy, La Presse

Jono Lancaster a donné une conférence à l'école secondaire Saint-Joseph, à Saint-Hyacinthe.