Avoir du brocoli entre les dents, oublier le nom de son patron ou faire un commentaire déplacé à un bel étranger marié dans une soirée, on a tous le don de se mettre ainsi parfois les pieds dans les plats. Mais pourquoi le malaise? Une journaliste américaine fait le point sur ce sujet sérieux qui fait sourire.

Pourquoi on a parfois envie de disparaître sous le tapis

«C'est malaisant», dit-on ici. «Awkward», lancent les anglophones pour parler de ces textos coquins envoyés aux mauvais destinataires, ces blagues qui tombent à plat et autres maladresses en public. Parce qu'on glisse, trébuche, ou qu'on sort des toilettes avec la jupe coincée dans son collant. Malaise.

Malaise, aussi, quand on se penche à gauche pour faire la bise mais que notre interlocuteur se penche à droite, qu'on passe alors à droite, qu'on s'accroche le nez, les lunettes ou, comble du malaise, qu'on tombe sur le coin de la bouche. Malaise au carré s'il s'agit d'un ex ou d'un «prospect».

Vous vous reconnaissez? Vous n'êtes pas seul. La journaliste et éditrice principale des pages scientifiques du New York Magazine, Melissa Dahl, vient de publier un livre sur la question (Cringeworthy: a Theory of Awkwardness), pour faire le tour d'un sujet universel, franchement gênant et néanmoins sous-étudié. Voici, en six points, le fruit de notre conversation.

La définition

Avant de comprendre pourquoi les gens sont gênés en entendant le son de leur voix ou en se remémorant une scène embarrassante de leur adolescence, encore faut-il comprendre de quoi on parle, exactement. Par «malaise», l'auteure entend «la gêne, associée à une sorte de nervosité», dit-elle, les deux se renforçant ici mutuellement. À quoi il faut rajouter un soupçon d'incertitude, qui explique cette grande question: «Qu'est-ce que je fais maintenant?», ou comment je m'enfouis six pieds sous terre après avoir «liké» une photo d'un ex sur les réseaux sociaux ou fait un malheureux jeu de mots à un handicapé, par exemple.

La cause

Pourquoi cette gêne, donc? S'il y a malaise, poursuit Melissa Dahl, c'est qu'il y a ici un décalage entre notre propre représentation de nous-même et celle qu'on projette. Un décalage entre la professionnelle qui écoute de la musique cool et tendance, et l'éternelle gamine qui se délecte en cachette de la bande sonore de Glee. Mais cette version détonne parfois avec la réalité. D'où le malaise. Et l'envie conséquente de disparaître. Ou surtout de ne plus jamais laisser son compte Spotify public en tout temps.

La loupe des réseaux sociaux

Les réseaux sociaux multiplient les occasions de malaises pour une raison toute simple. Pour la première fois, toutes nos représentations différentes de nous-même se côtoient: le moi enfant, ado, professionnel, social, amoureux, etc. Toutes sortes de groupes d'«amis» distincts peuvent communiquer. Bref, un monde de malaises est ici possible. «Par le passé, il n'arrivait jamais que toutes ces personnes différentes dans nos vies se côtoient en même temps!», rit l'auteure. Désormais, votre mère peut répondre à votre patron, votre amoureux à votre amant. Ou vice-versa.

Trait de personnalité ou émotion?

Il y a ici débat. Si certains voient le malaise comme un trait de personnalité (et on connaît tous des gaffeurs notoires), Melissa Dahl préfère le concevoir comme une émotion, au même titre que le bonheur, la peur ou la tristesse. Pourquoi? Parce qu'on sait que c'est le cerveau qui traite les émotions, et que c'est notre conceptualisation de ces mêmes émotions qui détermine ensuite ce qu'on ressent. Du coup, «si on change notre façon de voir l'émotion, ça va changer comment on se sent»! Au lieu de vivre le malaise comme une alerte rouge, peut-être qu'on pourrait y voir une occasion pour parfaire notre représentation objectivée? Pour reprendre l'exemple de la mauvaise blague qui tombe à plat, parce qu'elle heurte, disons, les minorités.

Malaise par procuration

C'est ce qu'on ressent en regardant Les beaux malaises ou The Office. C'est aussi ce qui nous a envahis l'an dernier, quand on a vu la troupe de La La Land accepter l'Oscar du meilleur film, qui allait en fait à Moonlight. Des chercheurs allemands l'ont baptisé «l'embarras de seconde main», une «émotion» que l'on vit selon notre degré d'empathie. Plus vous êtes empathiques, plus vous devriez ressentir ce genre de malaise par procuration. Mais il y a une nuance. Si vous êtes du genre à fuir les téléréalités, c'est peut-être que vous ressentez de l'empathie de compassion. Si, au contraire, vous vous en délectez, c'est que vous faites preuve d'empathie de mépris. En résumé, vous vous dites: «OMG, ils ont l'air fou, et moi aussi j'ai déjà été fou, ou OMG, ils ont l'air fou et Dieu merci, ce n'est pas moi le fou.»

Accueillir le malaise

Survivre au malaise? Dans certains cas, oui, c'est possible. Si vous vous lancez dans une conversation difficile (avec un patron, des collègues ou des clients), et que vous avez peur de ce qu'on va penser de vous, mieux vaut vous concentrer sur tout sauf votre propre personne, suggère l'auteure. Parce que dans les faits, personne ne remarque votre tache de café ou votre chemise plissée. Apprenez aussi à vivre avec le silence (parce que non, personne n'en meurt après quatre secondes), et essayez de nommer les choses. «Cette conversation me met mal à l'aise», ça se dit. Mais pour le reste? Toutes ces situations gênantes sont inévitables. Vous ne pourrez pas vous empêcher de vous cogner un jour contre une porte vitrée ou de dire «maman» à l'enseignant de votre enfant. Ça arrive. «Ces moments de malaise sont humains», conclut d'ailleurs en riant l'auteure, après deux ans d'enquête sur le sujet. Et quelque part, ils nous rapprochent tous en tant qu'humains aussi. Encore faut-il être capable d'en rire.

Malaise au cube

Pour son enquête, Melissa Dahl a passé une audition pour un spectacle d'humour à New York: Mortified. De la part d'une fille foncièrement gênée, on devine le malaise. Mais il y a pire. Car Mortified n'est pas un spectacle ordinaire. Les humoristes ne sont pas ici des professionnels, mais plutôt de vraies personnes. Ce n'est pas tout. Ils n'ont pas de texte, mais viennent lire des extraits de leur vrai journal intime, alors qu'ils étaient de vrais adolescents. Le résultat, que l'on peut voir sur Netflix, est hilarant. Entre les récits des premiers émois érotiques, et les conflits avec les parents («méchants»), les fous rires entendus dans la salle témoignent de sincères sentiments d'empathie dite de «compassion»...

Sept jours de malaises

Certains font des défis sans alcool. Vingt et un jours sans râler. Melissa Dahl, elle, a choisi de faire face au malaise quotidiennement pendant une semaine. Récit d'une thérapie d'exposition (presque) réussie.

Jour 1

«Je me suis inscrite à un cours d'improvisation, rit-elle. Et contre toute attente, j'ai adoré ça ! J'ai presque honte d'avoir tant aimé ça!» Pourquoi? Parce que c'était absurde, fou, léger, bref, franchement amusant.

Jour 2

«Je me suis abonnée à une application comme Tinder, qui vise à créer des amitiés», rit-elle de plus belle. Oui, elle a fait quelques rencontres. Oui, c'était bizarre. Mais non, elle n'en est pas morte. «C'était même plutôt chouette!»

Jour 3

Melissa Dahl avait déjà mangé seule dans un café, ou assise au bar d'un restaurant. Mais à une table? Dans un restaurant chic? Jamais. C'est chose faite.

Jour 4

Idem pour le cinéma. L'auteure y était déjà allée seule la semaine, hors des heures d'affluence. Mais la fin de semaine? «C'était parfait. En plus, c'était un film que personne ne voulait voir avec moi!»

Jour 5

Le réseautage peut être une épreuve pour les gens timides. Elle s'est forcée à en faire, sans raison particulière. Et elle a survécu.

Jour 6

Jamais avant cette enquête Melissa Dahl n'aurait-elle osé s'adresser à un étranger dans le métro. C'est chose faite. Elle a fait une blague à un passager surchargé. «Et ce n'était pas si bizarre...»

Jour 7

Mais il y a quand même des limites à la thérapie. Comme plusieurs journalistes avant elle, Melissa Dahl a tenté l'expérience des cajoleurs professionnels, ces travailleurs qui se font payer pour offrir des câlins. «C'était trop malaisant pour moi, je pense que j'ai duré sept minutes!», pouffe-t-elle.

Photomontage La Presse