Orly Lobel ne pensait jamais tomber sur un panier de crabes quand elle s'est lancée dans un livre sur la querelle juridique entre les fabricants des poupées Barbie et Bratz. La professeure de droit de l'Université de San Diego a découvert que l'histoire de Barbie est jonchée de poursuites, et que ses origines sont pour le moins curieuses. La Presse s'est entretenue avec l'auteure de You Don't Own Me.

UNE MIDINETTE ALLEMANDE

Barbie est inspirée de Bild Lilli, une poupée allemande des années 50 elle-même dérivée d'un comic strip publié dans le quotidien hambourgeois Bild (« image », en allemand). « Bild Lilli était une fille sexy et écervelée, dit Orly Lobel. Par exemple, quand un policier l'arrête parce qu'elle conduit en bikini, elle lui demande : "Dois-je enlever le haut ou le bas ?" La poupée était vendue dans les magasins de tabac, les acheteurs étaient des hommes. La femme du fondateur de Mattel, Ruth Handler, est tombée sur la poupée Bild Lilli lors de vacances en Autriche et a réussi à convaincre son mari qu'il fallait lancer une poupée de ce genre pour les petites filles. » L'histoire avait été racontée dans des anthologies féministes, mais jamais dans un livre grand public, selon la juriste californienne d'origine israélienne.

POURSUITES MULTIPLES

Mattel a eu ses premières poursuites dans les années 60, pour avoir copié Bild Lilli. D'autres ont suivi, pour fraude financière, contre Ruth Handler dans les années 70, ce qui a mené à sa démission de Mattel. Ensuite, des poursuites ont été engagées contre quiconque utilisait le nom Barbie, notamment un photographe américain, Tom Forsythe, dont le projet Food Chain Barbie mettait entre autres la poupée dans un mélangeur, ainsi que le groupe scandinave Aqua pour la chanson I'm a Barbie Girl.

Dans ces deux cas, Mattel a perdu, Forsythe ayant même gagné le remboursement de ses frais judiciaires. « Mais Forsythe n'aurait jamais pu survivre s'il n'avait pas été appuyé par l'ACLU [organisme de défense des droits civiques], dit Me Lobel. Combien de créateurs hésitent à utiliser des noms connus pour des utilisations clairement légitimes de peur d'une poursuite ? Mon éditeur a refusé de mettre quelque photo que ce soit dans mon livre et sur la couverture. Au lieu d'une photo de Barbie et de Bratz, il y a maintenant les silhouettes des poupées. »

SEXISME

En 2014, une étude américaine a testé le pouvoir de Barbie sur l'imagination des jeunes filles. Des filles de 4 à 7 ans jouaient tantôt avec des Barbie, tantôt avec des M. Patate puis se faisaient montrer des images de professions associées à des garçons (médecin, policier ou ouvrier) et à des filles (enseignante, agente de bord, infirmière).

Quand une petite fille joue avec un jouet M. Patate plutôt qu'avec une Barbie, elle se voyait capable d'avoir plus tard un métier traditionnellement masculin.La différence était de 30 %. Dans les deux cas, les filles se voyaient davantage dans un métier féminin que masculin, mais la différence était plus prononcée avec la Barbie. Ce n'est pas un hasard.

« Mattel a dès le départ utilisé les services d'un gourou du marketing, un réfugié juif autrichien appelé Ernest Dichter, poursuit Orly Lobel. Il était spécialiste des publicités visant les femmes, au point que Betty Friedman l'a accusé dans son livre The Feminine Mystique de manipuler les émotions des femmes au profit du commerce. Dichter, qui était psychologue, a compris que pour contourner les hésitations des mamans devant l'hypersexualisation de Barbie, il fallait la transformer en modèle pour les fillettes, lui donner une profession. C'était une idée de génie. »

LE DÉFI DE BRATZ

Lancée en 2001, Bratz prenait les côtés sexualisés de Barbie et les exacerbait. « Ça a été un choc pour Mattel, dont les ventes de Barbie avaient commencé à diminuer, dit Me Lobel. Pendant un bref moment, il s'est même vendu plus de Bratz que de Barbie aux États-Unis. » Mattel est retournée à la tactique familière des poursuites : le créateur de Bratz, Carter Bryant, avait travaillé pour Mattel avant de passer à MGA, le fabricant de Bratz. Mattel a donc poursuivi MGA en alléguant que les dessins de Bryant avaient été faits avant son départ de Mattel.

LE PROCÈS

En 2008, Mattel a gagné en première instance contre MGA, qui devait payer des dommages et intérêts de 100 millions US. Une injonction interdisant la vente des poupées Bratz a même été accordée, puis annulée en appel. Le vent a ensuite tourné.

« Un juge d'appel, Alex Kozinski, a décidé qu'il n'était pas possible de breveter le concept d'une poupée ayant des formes jugées socialement désirables et que le contrat de Carter Bryant ne couvrait pas les dessins qu'il faisait en dehors de son travail, dit Orly Lobel. Il a ordonné un nouveau procès, qui s'est très mal passé pour Mattel. Un haut dirigeant, interrogé par un avocat de MGA, a affirmé que si une jeune femme de 18 ans faisait un dessin de poupée, puis le rangeait dans sa table de chevet chez ses parents, et le redécouvrait 20 ans plus tard alors qu'elle travaille chez Mattel, son dessin était la propriété de Mattel. »

Mattel a été condamnée à verser 350 millions US à MGA. Mais Bratz ne s'est jamais remise de l'incertitude quant à son avenir : la poupée a été retirée du marché en 2014, relancée en 2015, puis a de nouveau pris sa retraite en 2016. Une nouvelle version de Bratz est annoncée pour Noël 2018.

LES FRASQUES DU JUGE

Alex Kozinski, le juge qui a stoppé la croisade de Mattel, a déjà été qualifié de « #1 Male Superhottie » parmi les juges fédéraux. Mais il avait eu maille à partir avec le conseil de la magistrature en 2008 parce qu'il avait publié - à la blague - des vidéos pornos de bestialité sur le site web de critique cinématographique qu'il entretenait dans ses temps libres.

« Il s'en est tiré avec des excuses, dit Me Lobel. Mais quand je l'ai rencontré, il y a eu un moment très bizarre. Je lui ai fait part des hésitations de ma mère à me voir jouer avec une Barbie, et il m'a dit qu'il ne comprenait pas de quoi je parlais. Puis il a ajouté : "Pour moi, la seule chose bizarre avec Barbie, c'est que quand je relève sa jupe, il n'y a rien." »

En décembre dernier, après la parution du livre de Me Lobel, le juge Kozinski a dû démissionner après que plusieurs employés ont témoigné du harcèlement sexuel auquel il les exposait. « Je n'étais pas sous son pouvoir, alors je ne me suis pas sentie en danger, dit Me Lobel. Mais j'étais déçue qu'un juge fédéral ne puisse pas comprendre les problèmes d'image corporelle des femmes. Quand j'ai lu ce qu'il avait fait à ses stagiaires, je me suis souvenue d'un moment dans notre entrevue où il avait émis une théorie du contrat qui me choquait. Selon lui, il ne devrait pas y avoir de limite au type de contrat qu'on peut signer. "On devrait pouvoir accepter d'être un esclave", disait-il. Eh bien, à ses stagiaires, il disait justement : "Tu es mon esclave." C'est assez ironique. »



Photo tirée de tjcenter.org

Le projet Food Chain Barbie de l'artiste Tom Forsythe, qui a été poursuivi par Mattel. Mattel a finalement été condamnée à lui payer 1,8 million $ US pour le compenser pour ses frais d'avocat.

PHoto tirée de inc.com

Ruth Handler et ses créations

EN CHIFFRES

1,7 milliard US : Ventes mondiales de Barbie en 1997, le maximum historique

972 millions US : Ventes mondiales de Barbie en 2016

1 milliard US : Ventes mondiales de Bratz en 2006, le maximum historique

75 millions US : Ventes mondiales de Bratz en 2016

2,3 milliards US : Ventes mondiales de poupées en 2016

1 milliard : Nombre de poupées Barbie vendues entre 1959 et 2016 dans le monde

150 millions : Nombre de poupées Bratz vendues entre 2001 et 2016 dans le monde

180 : Nombre de carrières de Barbie

SOURCES : Mattel, Fortune, LA Times

You Don't Own Me

Orly Lobel

W. W. Norton Company

304 pages

You Don't Own Me de Orly Lobel