Longtemps incarnée par des hommes, la production acéricole se féminise d'un temps des sucres à l'autre. À la tête d'érablières québécoises arrivent des jeunes femmes, branchées et passionnées, donnant un souffle nouveau à la traditionnelle production de sirop d'érable. Rencontre avec trois acéricultrices tombées dans le sirop, et pas que pour cuisiner des grands-pères.

Une Y et sa cabane

Trentenaire active et impliquée, maman de deux enfants âgés de 3 et 5 ans, Marie-Pier Béliveau voyage, pratique la course en sentier, s'affirme sur les réseaux sociaux et siège à divers comités agricoles. Tout ça, cette jeune femme de la génération Y l'accomplit sans négliger ses aspirations d'entrepreneure, dans un milieu masculin de surcroît.

À 20 ans, Marie-Pier Béliveau est devenue, en sept générations, la première femme à briguer la tête de l'érablière familiale située à Sainte-Sophie-d'Halifax dans le Centre-du-Québec. À l'heure actuelle, elle fait équipe avec son père pour la gestion de l'entreprise, qui comprend aussi la production laitière. L'objectif à moyen terme : devenir l'unique propriétaire.

À peine sortie de l'école secondaire, cette fille de parents agriculteur et agronome entreprend de suivre leurs traces, plus particulièrement celles de son père. Un diplôme en gestion et exploitation d'entreprise agricole en poche, elle revient au bercail pour reprendre la production laitière de 55 bêtes. Un projet qui, comme bon nombre de fermes laitières de la région, venait avec la cabane à sucre de 3200 entailles en lisière du champ.

Ayant grandi entre la ferme et la cabane, l'agricultrice entrevoit alors l'exploitation de l'érablière autrement, jusqu'à en cultiver une passion inopinée. La sérénité de son milieu de travail forestier lui plaît particulièrement, tout comme les rassemblements familiaux du temps des sucres alors qu'oncles et tantes mettent la main à la pâte.

Mais n'allez pas croire que son métier ne se résume qu'à s'amuser dans les bois, loin de là ! Comme toute production agricole saisonnière, explique l'acéricultrice, récolter et bouillir la sève des érables pour en fabriquer du sirop constitue une tâche exigeante à accomplir dans un court laps de temps. Et soumise aux caprices de dame Nature.

Il n'en demeure pas moins que cette fièvre printanière, Marie-Pier avoue y être devenue accro. « Si, aujourd'hui, j'avais à choisir entre l'étable et la cabane, ce serait la cabane », confie l'acéricultrice.

Trop dure, l'acériculture ?

Pourtant, des jeunes femmes comme Marie-Pier Béliveau aux commandes d'entreprises acéricoles font encore figure d'exceptions à la règle. Une réalité qui diffère de la production laitière, constate-t-elle. L'acériculture serait-elle un métier trop rude pour elles ?

Si la collecte manuelle de l'eau d'érable ou l'alimentation du poêle à bois à la sueur du front constituaient autrefois un frein à la relève féminine, ce n'est plus le cas aujourd'hui, croit l'acéricultrice. « En raison des avancées technologiques, le succès d'une érablière ne dépend plus uniquement d'une paire de gros bras ; il nécessite davantage une tête qui pense et qui le fait bien. »

Le plus difficile, selon elle, demeure le bûchage, une besogne qu'elle lègue volontiers à son conjoint. « À 20 ans, je le faisais, probablement par orgueil, mais à 30 ans, je n'ai plus rien à prouver », se félicite l'entrepreneure.

Ce dernier, qui gagne sa vie comme électricien et veille sur les enfants lorsque sa partenaire a les deux mains dans le sirop, se plaît aussi à prêter main-forte à la cabane. D'ailleurs, l'automne dernier, le couple a mis la main sur une deuxième érablière de 3500 entailles, située à une dizaine de kilomètres de la principale. De quoi faire passer la production annuelle moyenne de 17 600 lb de sirop d'érable à 23 650, selon les prévisions de la sucrière.

« Ç'a toujours été clair que je reprenais la ferme et l'érablière seule, affirme Marie-Pier. Mais, au fil du temps, mon conjoint a pris goût à me donner un coup de pouce dans le bois. » Un nouveau terrain de jeu pour monsieur, inspiré par madame... Marie-Pier Béliveau est bel et bien une femme de sa génération.

Les femmes en acériculture

Le Québec compte 13 500 producteurs de sirop d'érable, dont 2327 sont des femmes qui détiennent des parts dans 30 % des 7300 entreprises acéricoles.

Parmi ces femmes, 345 sont âgées de 40 ans et moins. L'âge moyen des femmes en acériculture est de 53 ans, contre 55 ans pour les hommes.

Les érablières ayant des actionnaires féminines comptent 16,1 millions d'entailles, soit 37 % des entailles en exploitation au Québec sur un total de 43 millions.

Source : Fédération des producteurs acéricoles du Québec

Dans les bottines de son père

C'est comme jeune maman que Valérie Beaulieu est passée à travers son premier temps des sucres comme copropriétaire de l'érablière familiale, au printemps 2016. « Mes filles sont nées en plein mois de mars », raconte l'acéricultrice, à propos de ses jumelles qui célébreront bientôt leur 2e anniversaire. 

Prendre la relève de la cabane faisait partie de ses plans, mais la diplômée en acériculture n'avait pas imaginé que le projet se concrétiserait si tôt. Après un adieu à son père, emporté par le cancer en février 2015, elle entreprend de « chausser ses bottines » et d'exploiter les 6000 entailles de la sucrerie. Pas question de laisser filer ce patrimoine familial, que son père avait acquis l'année de sa naissance. 

« À ce moment-là, j'ai complètement revu mon emploi du temps. Ma priorité est devenue la cabane », relate l'acéricultrice. Au cours des 10 dernières années, la jeune femme de 34 ans n'a pas hésité à cumuler les petits boulots pour pouvoir se concentrer sur sa passion ambrée. Désormais, elle consacre cinq mois par an à l'érablière ; le reste de l'année, elle occupe un emploi saisonnier de cariste dans un entrepôt de légumes. 

De concert avec son oncle paternel, Valérie Beaulieu codirige et exploite la forêt à sucre située à Saint-Urbain-Premier, en Montérégie. Partenaire dans l'entreprise depuis bientôt 30 ans, celui qu'elle considère comme son « deuxième père » pilote l'intérieur de la cabane pendant que sa nièce gère le centre de pompage pour la récolte de l'eau, vérifie et colmate les fuites sur la tubulure, voit au fonctionnement de l'osmose...

Le profil de l'emploi

Depuis qu'elle a l'âge de suivre son père, Valérie Beaulieu n'a jamais raté un temps des sucres. « Avant, j'étais la troisième personne qui venait pour aider, alors je m'occupais davantage de la transformation, dit-elle. Maintenant que je suis seule avec mon oncle, j'ai pris le rôle de mon père ; je suis sur le terrain. » 

À l'exception de la coupe d'arbres, celle qui se décrit comme une femme de nature « très manuelle » participe à toutes les tâches, qu'il s'agisse de corder le bois ou de réparer une cheminée. Ce n'est pas un hasard si elle s'est vue décerner, en 2012, une bourse de 500 $ dans le cadre du concours Chapeau, les filles ! au terme de son cours en acériculture. Ce concours récompense la volonté et le travail des femmes inscrites à un programme de formation professionnelle ou technique qui mène à un métier traditionnellement masculin.

Formée en cuisine et en pâtisserie, la touche-à-tout caresse le rêve de recevoir des familles à manger dans son repaire rustique et authentique. Mais, pour l'instant, la production de sirop d'érable et son double rôle de jeune maman lui suffisent. 

Vrai qu'avec une paire de fillettes, la conciliation érable-famille représente un défi de plus pour cette entrepreneure. « L'an dernier, dit-elle, je venais travailler de nuit, après m'être occupée des petites. » Heureusement, l'acéricultrice peut compter sur son conjoint pour prendre la relève à la maison lorsque les érables coulent à flots. 

De Beaulieu et frère, le nom de l'érablière a récemment été revu pour Beaulieu et filles. « Filles avec un S parce que j'inclus mes filles », précise Valérie Beaulieu. Qui sait, chausseront-elles à leur tour les bottines de leur maman ?

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Valérie Beaulieu

De gestionnaire à sucrière

Natacha Lagarde est tombée dans le sirop d'érable à 33 ans. Une immersion fortuite pour cette ancienne directrice de production de Lévis ayant grandi dans un paysage exempt d'érablières, à Sept-Îles sur la Côte-Nord. 

C'est un élan de curiosité qui, à l'automne 2009, la mène à visiter, avec son conjoint ingénieur rural, une cabane à sucre à vendre à Lac-Etchemin, en Beauce, afin d'en comprendre le fonctionnement. « Au terme de la visite, avec mon sac à dos plein d'insouciance, j'ai lancé à mon chum : "et si on achetait ?" », raconte-t-elle en rigolant. 

Les nouveaux acériculteurs, alors parents de deux enfants pas plus hauts que trois pommes, obtiennent finalement les clés de l'érablière de 4500 entailles située à flanc de montagne... à la veille de la saison des sucres de 2010. Or, ni l'un ni l'autre n'avait à ce jour produit une goutte de sirop d'érable, pas plus qu'ils n'avaient de parenté dans le milieu acéricole vers qui se tourner, comme le veut la coutume. « Je ne pouvais pas appeler ma grand-mère pour lui demander pourquoi mon beurre d'érable restait en coulis », se remémore Natacha Lagarde. 

Sept printemps plus tard, l'entrepreneure de 39 ans a pris du galon comme acéricultrice pour les Sucreries DL. Si son conjoint entretient la forêt en marge de Mecatronic DL, l'entreprise en automatisation industrielle et agricole que possède le couple, Natacha veille à la gestion, à la planification, à la transformation du sirop, au marketing et au développement des affaires. Des tâches qui l'occupent toute l'année durant. 

« C'est amusant de produire du sirop d'érable, mais c'est zéro excitant d'envoyer des barils à la Fédération [des producteurs acéricoles du Québec] », fait remarquer l'acéricultrice, qui s'est donné comme mission de promouvoir et de rendre accessible d'un océan à l'autre ce « bonheur en pot » qu'elle a découvert sur le tard.

Partager la bonne nouvelle, mode 2.0

« Ce produit exceptionnel, trop souvent tenu pour acquis [dans les régions où le sirop d'érable coule à flots], devrait se retrouver sur toutes les tables », insiste Natacha Lagarde, qui vise notamment le marché de l'Ouest canadien. De cette conviction a découlé la vente exclusivement en ligne du sirop d'érable produit par Les Sucreries DL. Dans la boutique virtuelle, on peut faire le plein de beurre, de sucre, de caramel et d'autres douceurs de l'érable, mais aussi de vêtements carreautés, d'ustensiles de cuisine et de produits de beauté à base d'élixir doré.

La femme d'affaires mise également sur les médias sociaux pour répandre sa bonne nouvelle. Entre deux gazouillis sucrés sur Twitter, elle alimente le blogue de l'érablière, partage des recettes sur Facebook, illustre une journée d'entaillage sur Instagram. Il semblerait qu'une tendance se dessine : « les consommateurs veulent connaître les agriculteurs », observe l'acéricultrice, également cofondatrice du blogue Agrimom, une tribune collaborative signée par des agriculteurs pour faire valoir la production agricole.

L'instinct entrepreneur de Natacha Lagarde, nourri par son appétit pour le sirop d'érable, la pousse aussi à courir les activités de réseautage. Parmi les gestionnaires de PME, sa présence ne passe pas inaperçue : l'acéricultrice et conférencière en entrepreneuriat se retrouve bien souvent seule représentante du monde agricole. 

Si sa recette peu traditionnelle pour mettre en valeur l'or blond du Québec est, règle générale, bien accueillie, Natacha Lagarde avoue qu'il lui arrive encore de ne pas être prise au sérieux par quelques-uns de ses homologues masculins. « Oui, on peut être en talons hauts et parler de sirop d'érable ! »