Les chauffeuses sont rares. À peine 1 % des conducteurs enregistrés au Bureau du taxi de Montréal. Mais comme le chantait Bob Dylan, les temps changent! Téo souhaite embaucher au moins 10 % de femmes dans la prochaine année, tandis qu'Uber estime à 700 le nombre de ses partenaires-chauffeuses dans la métropole. Serait-ce le début d'une ère nouvelle?

Marie-Josée Pauzé est l'une des trois chauffeuses de Téo. Lasse de travailler seule chez elle, cette mère de deux grands enfants avait besoin de « contacts humains ». Elle s'est mise au taxi il y a à peine quatre mois.

«J'ai longtemps travaillé pour mon mari comme secrétaire-comptable, même après qu'on s'est séparés, a-t-elle raconté. Mais à un moment donné, j'ai eu besoin de sortir de ma morosité, de voir des gens.» Ironiquement, elle n'a jamais aimé conduire. «La vibration du moteur m'a toujours fatiguée», précise-t-elle. Ce sont les voitures électriques de Téo qui l'ont finalement séduite.

Elle a pensé offrir ses services à une autre société de taxi, mais l'idée de devoir louer une voiture à 500 $ par semaine ne lui plaisait pas. «Il aurait fallu que je travaille beaucoup et probablement la nuit, et je n'en avais pas envie. Je préférais avoir un revenu minimal de 15 $ l'heure sans devoir débourser quoi que ce soit.»

En plus, Téo lui a remboursé la moitié du coût de sa formation de 1200 $. Avec son programme Relève, l'entreprise d'Alexandre Taillefer espère attirer plus de femmes. Parmi la centaine de nouveaux chauffeurs qui seront embauchés dans la prochaine année, Téo espère qu'au moins 10 d'entre eux seront des femmes.

Mais on est encore loin de la coupe aux lèvres.

Les horaires de travail, les courses perdues et le risque d'agression dissuadent de nombreuses femmes à passer derrière le volant. Même la directrice générale de Taxi Coop, Sabrina Ohayon, n'encourage pas les femmes à travailler la nuit. «C'est une clientèle assez particulière, dit-elle, et je ne pense pas que les femmes y soient en sécurité.»

L'importance des caméras vidéo

«C'est vrai que c'est un métier dangereux», concède Benoît Jugand, responsable du développement stratégique et des affaires publiques pour le Regroupement des travailleurs autonomes Métallos (RTAM), qui représente 4000 chauffeurs et propriétaires et qui appelle depuis des années à l'installation de caméras vidéo.

Mais l'industrie du taxi a été lente à réagir. Le nombre de chauffeuses stagne depuis des années. Encore aujourd'hui, Diamond et Hochelaga (deux entreprises rachetées par Alexandre Taillefer) ne comptent que quatre chauffeuses chacune. Taxi Coop en compte cinq.

Le Bureau du taxi de Montréal (BTM) espère adopter une ordonnance «avant la fin de l'année» pour que toutes les voitures soient équipées d'une caméra de surveillance. Selon sa chargée de communication Marie-Hélène Giguère, dès que la Ville de Montréal aura adopté la résolution, l'industrie du taxi aura un an pour s'y conformer.

«Ç'a été long pour toutes sortes de raisons, a-t-elle plaidé. Il a fallu trouver le bon cadre réglementaire pour respecter la vie privée des gens. Il a fallu trouver les bonnes caméras, parce qu'elles doivent être dotées d'une boîte noire pour que les données soient admissibles en cour en cas d'incident criminel. En ce moment, on est en attente d'avis juridiques pour leur acquisition (garanties, certifications, entretien).»

N'empêche. L'expérience de Téo - un projet-pilote de deux ans financé en partie par le gouvernement - ouvre la voie à des changements. Hasard ou coïncidence, l'environnement sécuritaire, les horaires de jour, les revenus garantis sont des exigences formulées aujourd'hui par des femmes.

Les horaires difficiles

«Je comprends que les horaires puissent être un frein, reconnaît Benoît Jugand, mais ce sont les chauffeurs qui les établissent. C'est un marché de travailleurs autonomes.» Selon cet ancien directeur du BTM, plusieurs mesures pourraient toutefois être mises en place, à commencer par l'optimisation du «kilométrage à vide».

«Après une course, les chauffeurs retournent à leur point de départ sans reprendre de clients. On aimerait revoir ces règles-là pour leur permettre d'augmenter leurs revenus sur une moins longue période travaillée.» 

Le lien avec les chauffeuses? Si les femmes peuvent avoir un revenu suffisant en travaillant de jour, elles n'auront pas à travailler la nuit. Ce que peu d'entre elles sont prêtes à faire.

Le BTM étudie la question du kilométrage à vide. «On veut savoir quelle est la proportion exacte de ces voyages à vide, a indiqué Marie-Hélène Giguère. On est prêts à revoir les règles. L'expérience de Téo, qui déroge au principe des zones, pourra nous servir de leçon.»

La pulicité

«La Commission des transports du Québec devrait faire des campagnes de publicité pour inciter les femmes à intégrer ce marché-là, comme elle l'a fait pour le secteur de la construction», ajoute M. Jugand. La reconnaissance du métier de chauffeur de taxi par une attestation d'études professionnelles est une autre mesure qui devrait être mise en place, selon lui.

Pour augmenter la sécurité dans les taxis, le BTM a l'intention de rendre obligatoires la géolocalisation des voitures et l'installation d'un bouton d'appel d'urgence. Deux mesures qui devraient être implantées en 2017. Les paiements électroniques obligatoires depuis un an ont également réduit les transactions monétaires, ce qui, selon le Bureau, ajoute à la sécurité des chauffeurs.

«Je pense que les femmes ont leur place dans le taxi, nous dit Marie-Hélène Giguère. Lorsque nous aurons mis en oeuvre toutes les mesures de notre plan d'action, je suis sûre qu'on pourra rendre ce travail plus attrayant pour elles.»

Du côté d'Uber

Impossible de ne pas parler d'Uber, qui vient de signer une entente pour un projet pilote d'un an avec le gouvernement. L'entreprise californienne affirme avoir plus de 700 propriétaires-chauffeuses à Montréal (on ne sait pas sur un total de combien de chauffeurs).

L'an dernier, elle s'est engagée à avoir un million de partenaires-chauffeuses à travers le monde d'ici 2020 - elle est présente dans une cinquantaine de pays.

«Nous savons que plusieurs femmes doivent gérer leur vie professionnelle, sociale et familiale en même temps et sont à la recherche d'opportunités flexibles afin de générer des revenus. C'est pour cette raison que des milliers de femmes conduisent pour Uber», s'est félicité son porte-parole Jean-Christophe de Le Rue.

S'il y a autant de chauffeuses, croit-il, c'est qu'elles se sentent en sécurité. «Grâce à certaines caractéristiques intégrées à l'application, elles ont un plus grand sentiment de sécurité; par exemple, toutes les courses sont suivies par GPS et elles savent toujours qui monte dans leur véhicule.»

Photo Masterfile

Le Bureau du taxi de Montréal évalue actuellement la question du kilométrage à vide. «On veut savoir quelle est la proportion exacte de ces voyages à vide. On est prêts à revoir les règles», indique la chargée de communication du BTM Marie-Hélène Giguère.

Histoires de chauffeuses

Marie-Josée Pauzé (Téo)

53 ans

Conduit depuis 4 mois

À temps partiel

Comment vous sentez-vous dans un milieu presque entièrement masculin? Comme un poisson dans l'eau! J'ai déjà travaillé dans un milieu majoritairement féminin et c'était l'enfer! J'ai toujours été à l'aise avec les hommes. Même si parfois j'ai l'impression d'être une extraterrestre. Les autres conducteurs sont plus courtois avec moi!

De quoi avez-vous le plus peur? La nuit, je ne veux pas travailler. Je suis aussi anxieuse à l'idée d'embarquer des gens qui hèlent le taxi, ce que Téo va commencer à faire. S'ils veulent me payer en argent, je vais devoir refuser, mais peut-être qu'ils ne voudront pas...

Quel est l'avantage d'être chauffeuse? J'aime les gens et j'aime discuter. Les gens sont heureux de voir une femme au volant. Ils se sentent en sécurité. En plus, je suis au courant de tout ce qui se passe. Parfois, j'emmène des journalistes, parfois, ce sont des gens qui viennent de voir un spectacle.

Quelle a été votre pire expérience? J'ai embarqué un «pimp» avec une fille. Il n'a pas arrêté de la harceler pendant tout le trajet. Il lui faisait des avances, il voulait qu'elle le suive en Ontario, mais elle refusait, elle ne voulait rien savoir. J'ai voulu intervenir, mais je ne pouvais pas...

Ruth Beaulac (Taxi Coop)

52 ans

Propriétaire de permis et présidente de la Coop. A conduit pendant 28 ans.

À plein temps

Comment vous sentez-vous dans un milieu presque entièrement masculin? J'ai l'impression que ça dépend des gens. Moi, ç'a toujours bien été. Je pense que c'est une question d'attitude. Il ne faut pas oublier que c'est très individuel comme boulot, on n'a pas à travailler en équipe comme dans le milieu de la construction.

De quoi avez-vous le plus peur? Je n'ai jamais eu peur. J'ai travaillé de jour, de soir et de nuit pendant 28 ans ! Dans l'histoire du taxi, il y a eu très peu d'agressions graves ou de meurtres. Des clients qui ne paient pas, ça arrive, bien sûr. Des clients saouls aussi, mais rien de dangereux.

Quel est l'avantage d'être chauffeuse? Les gens sont plus réservés, ils vont moins s'en permettre. J'ai toujours eu l'impression que les gens qui entraient dans ma voiture, ils entraient chez moi. Ils étaient souvent tellement surpris de voir une femme au volant que ça les figeait.

Quelle a été votre pire expérience? Des clients qui ne paient pas. Je me souviens d'un voyage du centre-ville jusqu'à Repentigny avec quatre jeunes. Une fois arrivés, ils sont partis à la course. Une autre fois, j'ai klaxonné une voiture devant moi, le chauffeur m'a dit de retourner à mes linges à vaisselle. J'avais trouvé ça plutôt drôle.

Marie* (Uber)

51 ans

De façon occasionnelle

Depuis 4 mois

Comment vous sentez-vous dans un milieu presque entièrement masculin? Ce n'est pas une question qui s'applique à moi. Comme on travaille de manière indépendante, mon seul point de repère, ce sont les gens qui embarquent avec moi. Parfois, ce sont des hommes, parfois des femmes, ça ne change rien.

De quoi avez-vous le plus peur? Devrais-je avoir peur? L'application d'Uber exige les coordonnées et le numéro de carte de crédit des utilisateurs. Il n'y a pas d'échange d'argent. En plus, les gens peuvent nous noter. En bas de 4 sur 5, on ne peut plus conduire pour Uber.

Quel est l'avantage d'être chauffeuse? Je ne fais pas de distinction. Je ne la vois pas. Est-ce qu'il y en a une pour les passagers? Je ne sais pas. J'ai une bonne écoute, ça m'arrive de parler aux gens, de les conseiller. Honnêtement, j'ai l'impression de rendre service, de faire du covoiturage, c'est tout.

Quelle a été votre pire expérience? Depuis que j'ai commencé à utiliser la plateforme d'Uber, je n'ai eu aucune expérience négative. Je n'ai jamais été intimidée par qui que ce soit. Il faut dire que je ne l'utilise pas souvent, peut-être deux heures par semaine. Ça paie mon essence.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

Avant de travailler pour Téo, la chauffeuse de taxi Marie-Josée Pauzé a pensé offrir ses services à une autre société de taxi, mais l'idée de devoir louer une voiture à 500 $ par semaine et de travailler la nuit ne lui plaisait pas.