Avons-nous peur de l'échec? Sommes-nous, dès la naissance, condamnés à réussir? Notre société, qui valorise la performance à tout prix, semble avoir un malaise à parler ouvertement des erreurs de parcours. À l'occasion de la sortie du livre Le pouvoir de l'échec, La Presse analyse notre rapport aux revers et au succès.

Apprendre de ses erreurs

L'auteur et éditeur d'Infopresse Arnaud Granata s'intéressait, au départ, à la réussite d'entrepreneurs québécois. Au fil des rencontres, il s'est aperçu que le point commun de leur réussite était l'échec. Rencontre avec celui qui vient de faire paraître Le pouvoir de l'échec.

«Notre société est obsédée par la réussite, mais que pouvons-nous apprendre des échecs?», s'interroge Arnaud Granata, qui raconte avoir vécu un échec fondateur à l'adolescence. À 15 ans, sa carrière de musicien s'est terminée abruptement; il n'a pas été accepté au cycle supérieur au Conservatoire national de Metz (France), sa ville natale. Le jeune homme a alors compris que la musique n'était pas faite pour lui et a rangé son violon sous son lit. Il devait passer à autre chose. 

Arnaud Granata réalise alors qu'on peut expérimenter des choses, échouer, prendre une autre voie sans toujours devoir se surpasser.

«Quand j'ai rencontré tous ces entrepreneurs, je trouvais assez rafraîchissante leur vision décomplexée de l'échec.»

«Je pensais que seule la nouvelle génération faisait beaucoup d'essais-erreurs, mais je me suis rendu compte que tous les entrepreneurs se disent: "J'ai un rêve un peu fou, je vais tenter ma chance et, si ça ne marche pas, je ferai autre chose"», ajoute M. Granata.

L'échec, partie du succès

À travers la rédaction de son livre, l'auteur a appris à concevoir l'échec d'une autre façon. «Quand on regarde vers la Silicon Valley, les échecs des jeunes entrepreneurs font partie de leur succès et de leur histoire. Si tu n'as pas connu d'échec, le succès n'a pas la même résonance. Le fait qu'Elon Musk [SpaceX] ait de nombreux problèmes avec ses fusées, ça fait partie de l'histoire.»

Selon Arnaud Granata, le système d'éducation québécois n'est pas fait pour l'échec. «On ne nous apprend pas à l'école qu'il est possible d'échouer, dit-il. On doit réussir tous nos cours, on doit être les meilleurs, on doit persévérer. Pour les élèves en difficulté, on ne s'attarde pas à leur expliquer les choses. On ne trouve pas les moyens pour les inciter à lire ou à se reprendre. Raoul Vaneigem, un écrivain belge, a dit: "Il n'y a pas d'enfants stupides, il n'y a que des éducations imbéciles."»

Mais doit-on intégrer l'échec? Et de quelle façon? Car dans notre société, l'échec ne fait pas bonne figure. «Ça commence dès le plus jeune âge; l'éducation, la famille, l'école ou les médias peuvent avoir une vision très dure de l'échec. C'est important d'en parler dans la vie de tous les jours, mais on sent qu'il y a un malaise autour de ça», observe l'auteur.

«Dans le fond, cette culture d'essais-erreurs, on devrait l'appliquer dans la vie de tous les jours, dans sa vie personnelle, dans son travail et dans son entreprise. Si ça ne fonctionne pas, ce n'est pas grave, mais c'est dans ces moments-là que naissent des idées», souligne Arnaud Granata.

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, LA PRESSE

Arnaud Granata, auteur de Le pouvoir de l'échec.

Nicolas Duvernois: «Il n'y a pas de réussite sans échec»

Nicolas Duvernois, président fondateur de Pur Vodka, une vodka 100 % québécoise

Nicolas Duvernois s'est lancé dans la fabrication de vodka, après un échec dans la restauration, tout en ayant toujours son emploi: il lavait les planchers de l'hôpital Sainte-Justine. 

Le jeune homme croit qu'au Québec, quand un entrepreneur fait faillite, on ne voit pas tous les efforts que la personne a déployés pendant de nombreuses années ni les sacrifices qui ont été faits pour tenter de réussir. Selon lui, la seule chose qui est retenue, c'est l'échec. «Aux États-Unis, l'échec, c'est normal, dit-il. Tout le monde se met derrière toi et te dit: "Relève-toi et relance-toi."» Père d'une petite fille de 13 mois, il fait la comparaison avec les jeunes enfants qui apprennent à marcher. «Quand elle tombe, elle ne s'apitoie pas sur son sort, et on ne la regarde pas en se disant qu'elle ne marchera jamais. Elle se relève et elle continue, encore et encore jusqu'au jour où elle marchera.»

«L'échec, ça fait mal. Je l'ai vécu. Je me suis dit: "J'ai compris, je me retrousse les manches, je me prépare différemment et je retente ma chance."»

M. Duvernois ajoute que les coups durs sont tellement douloureux qu'on ne souhaite pas les revivre. «L'échec est souvent financier, on perd de l'argent, alors c'est tabou, mais il n'y a pas de réussite sans échec.»

Le jeune entrepreneur ne souhaite pas glorifier les revers, mais notre société doit les voir autrement, dit-il, «car ça peut empêcher beaucoup de personnes de se lancer en affaires, ce qui est dommage».

«Quand on se lance en affaires et qu'on commence à réussir, on a toujours un succès d'estime d'abord. La preuve, quand j'ai remporté le prix de la meilleure vodka du monde, le soir, je lavais les planchers de l'hôpital Sainte-Justine, qui était mon emploi à l'époque!»

Il faut aussi beaucoup de patience pour atteindre le succès, et peut-être que les jeunes n'en ont pas assez, s'interroge Nicolas Duvernois. «Réussir, c'est un marathon, ce n'est pas un sprint. Personne ne réussit en claquant des doigts. Ça prend du temps, du travail, de la persévérance. Quand je rencontre les jeunes entrepreneurs, après deux ou trois mois, ils trouvent le temps long! Ça m'a pris quatre ans avant d'avoir un compte en banque corporatif parce que j'étais un dossier à risque!»

Photo Sophie Asselin

Nicolas Duvernois, président fondateur de Pur Vodka.

Christiane Germain: L'art de rebondir

Christiane Germain pense qu'on apprend de ses erreurs. La femme d'affaires a tiré des leçons de ses insuccès et estime que l'échec fait partie du parcours et qu'on devrait davantage le valoriser. «Quand on a voulu ouvrir notre hôtel à Montréal, ç'a été très long. On cherchait de l'argent, on faisait des présentations, on a eu plusieurs refus et chaque fois qu'on sortait d'une présentation, mon frère et moi, on pensait qu'on avait réussi, mais deux semaines plus tard, ça ne marchait pas, dit-elle. Le succès à la fin repose sur la capacité de ne pas refaire les mêmes erreurs, car en cours de route, on en fait tous, ce n'est pas la fin du monde. Le regard des autres peut être parfois difficile, d'où l'importance d'avoir de l'assurance. La possibilité de rebondir repose beaucoup sur la confiance en tes capacités.»

Selon Christiane Germain, la notion de perfection est plus présente chez les femmes, qui ont davantage peur de se tromper, car elles souhaitent que tout soit parfait.

«Les femmes ont de meilleures notes que les hommes à l'école, mais dans un milieu de travail, elles n'ont plus ce repère académique. Je dirais que les femmes de ma génération ont eu plus de difficulté à prendre des risques.»

La femme d'affaires reconnaît qu'on parle davantage de l'échec aujourd'hui, notamment dans l'univers des nouvelles technologies, qui fait en sorte qu'il est plus facile de se reprendre. «Moi, faire un nouvel hôtel, c'est deux ans de travail. Si je me trompe, c'est deux ans de ma vie, en faire un autre, c'est encore deux années de travail. Pour d'autres disciplines, comme celle des nouvelles technologies, on se trompe, on recommence tout de suite. Ça amène une génération plus ouverte face au processus d'essais-erreurs.

«La réussite dans la vie n'est pas que professionnelle. C'est aussi avoir une vie agréable, une vie réussie, une vie qu'on aime.»

Photo Mathieu Bélanger, collaboration spéciale

Christiane Germain

La loi de la réussite

Entrevue avec la sociologue Diane Pacom, professeure de sociologie à l'Université d'Ottawa, pour qui notre société est devenue intolérante à l'échec et pour qui nous vivons dans la tyrannie du succès.

Sommes-nous condamnés à réussir?

Oui. Aujourd'hui, on est tous évalués de la même façon : il y a ceux qui réussissent et les autres. Les autres, ce sont des pestiférés. Ce sont des gens qui n'ont pas d'intérêt, qui sont des losers et qui ne sont pas à la hauteur. Dès la naissance, on doit exceller, on doit être les meilleurs, les plus beaux, les plus intelligents.

C'est la loi de la réussite à tout prix?

Oui. À tous les niveaux, la réussite est devenue un style de vie. C'est la tyrannie du succès. On a un regard impitoyable sur l'enfant qui, depuis la naissance, est en compétition avec les autres enfants et avec lui-même. Il faut toujours se dépasser et exceller. C'est épuisant. Autrefois, on appréciait les gens qui échouaient et qui apprenaient de leur échec, c'était positif.

L'échec avait un sens avant?

Oui, et on en tirait des leçons. Ça faisait partie de la vie, les gens n'étaient pas obligés de suivre cette logique de la loi du plus fort. C'est dans la logique de la modernité. On renvoie toutes les valeurs morales aux oubliettes. Nous ne sommes pas tous égaux, il y a des gens moins aptes, mais ils ont leur place, on les aime et on les reconnaît comme des enfants du Bon Dieu. C'est le côté judéo-chrétien. Il y avait une place pour les moins nantis. On leur attribuait une valeur. Aujourd'hui, c'est impitoyable.

Vous êtes professeure à l'université depuis plus de 30 ans. Notre système éducatif ne valorise-t-il que la performance?

À l'université, plus que jamais, il y a une surenchère des notes. On n'a pas le droit à l'échec et c'est devenu pire qu'avant. Aujourd'hui, la note A- est considérée comme étant inacceptable et ça peut être vécu comme un échec. Vous imaginez? Les étudiants arrivent en classe avec comme objectif A+. Il y a une jeune fille qui s'est effondrée dans mon bureau parce qu'elle avait A-! Elle ne comprenait pas. Tout le système met en valeur la réussite, et les parents veulent que leurs enfants soient les meilleurs. Lors des collations des grades, qui sont une parade narcissique, on va insister pour dire que l'étudiant était brillant... L'université met en relief les anciens élèves qui ont réussi, mise sur les meilleurs professeurs, la meilleure adjointe administrative... À l'Université d'Ottawa, où j'enseigne, il y a près de 45 000 étudiants, et il y en a 2000 qui sont les meilleurs. Et tous les autres? La réussite, c'est une logique qui fait partie de nous et à laquelle on adhère. On est tous complices de tout ça.

Que faire pour accepter l'échec?

Avoir un regard critique et une forme de résistance. On a atteint un point de non-retour. Il y a une prise de conscience sur le fait de vivre en tout temps avec le stress de la réussite. Les gens vivent mal cette pression, il y a des problèmes de santé très graves qui en découlent, des dépressions notamment, on commence à comprendre les excès de cette contrainte de la réussite à tout prix. Dans notre société très individualiste, on a la responsabilité de contrecarrer cette tendance.

Et les médias sociaux?

C'est une plateforme pour le narcissisme extrême dans lequel nous vivons, il n'y a plus de barème ni paramètres, et on est sans vergogne. On met nos plus belles photos, on ne met en valeur que nos plus belles réussites. Regarde ma lasagne, elle est plus belle que la tienne! Mon bébé est plus beau que le tien... mon chien est plus beau... Il n'y a pas de limites. C'est une orgie de narcissisme. Tout est étalé pour mesurer et discriminer. Nous, on est les meilleurs, on appartient à un groupe, et on rejette les autres. C'est honteux et terrible. C'est un monde anarchique où on peut dire n'importe quoi sur n'importe qui. Dans les sociétés traditionnelles où il y avait plus de valeurs plus spirituelles et religieuses, il y avait ce discours qui disait que, grâce à Dieu, nous sommes tous égaux et nous sommes tous les enfants de Dieu.

Finalement, accepte-t-on l'échec seulement lorsqu'on est passé à travers et qu'on a du succès?

Bien sûr. On ne peut pas nier l'échec quand on est un entrepreneur. On intègre l'échec seulement si c'est un lieu de croissance pour aboutir au succès. Quelqu'un qui échoue sans tourner la page, sans rebond, c'est un loser. On peut tolérer l'échec seulement quand on s'en sort.

Nous avons un vrai malaise avec l'échec?

On a tellement d'éléments déconstruits dans notre société, que ce soit la famille, les rapports amoureux, le gouvernement, on vit dans une société qui a échoué dans ses promesses et ses utopies, d'où ce rapport avec l'échec très maladroit qui relève du malaise. C'est symptomatique de l'état dans lequel nous sommes collectivement. Une société qui est en crise par rapport à ses institutions, l'école, la famille.

Photo fournie par l'Université d'Ottawa

Diane Pacom, professeure de sociologie à l'Université d'Ottawa.