Voir une personne que l'on aime se détruire avec l'alcool peut être dur, très dur. Les réunions des Fêtes, souvent, en pâtissent. Rencontre avec des membres des groupes familiaux Al-Anon, destinés aux proches de personnes alcooliques.

* Tous les noms ont été changés pour préserver l'anonymat des protagonistes.

Lyne, 57 ans

À l'âge de 15 ans, Lyne* a appris deux choses, et de façon brutale : premièrement, qu'il est possible de se donner la mort. Et deuxièmement, que son père voulait mourir. Il venait de faire sa première tentative de suicide.

Le père de Lyne souffrait d'alcoolisme depuis de nombreuses années. Avant même la naissance de Lyne, il avait tué quelqu'un alors qu'il était ivre au volant. Ça ne l'avait pas convaincu d'arrêter de boire, malheureusement.

Son père, Lyne l'aimait beaucoup. Quand il buvait, il n'était ni violent ni méchant ; il partait. Une, deux journées. Et quand il revenait à la maison, de grosses chicanes éclataient entre ses parents.

Lyne, cadette de trois enfants, avait honte de l'alcoolisme de son père. Elle avait l'impression d'être seule à vivre cela. Elle se sentait coupable, aussi. «Quand un de nos parents consomme quand on est petit, on ne comprend pas trop, on a l'impression que c'est un peu de notre faute, finalement.»

La culpabilité l'a aussi assaillie lorsque son père a voulu mourir.

«À l'école, je n'étais pas une top. J'avais l'impression qu'au fond, je n'étais pas assez bien. Ça m'a suivie longtemps : je ne suis pas assez bien, je n'en fais pas assez. De vouloir être parfaite pour être aimée.»

Lyne était tout juste majeure lorsque son père a fait sa dernière tentative de suicide, celle qui a fonctionné. Après sa mort, elle a poursuivi ses études et rencontré l'homme qui deviendrait le père de sa fille. Un homme qui s'est avéré, quelques années plus tard, alcoolique toxicomane.

Sa fille était encore petite lorsque Lyne a cogné à la porte d'Al-Anon. C'est là qu'elle a réussi à aborder le suicide de son père, qu'elle avait gardé pour elle. Elle a aussi décidé de laisser son conjoint, parce qu'elle n'était plus heureuse, qu'elle était à bout de souffle.

Les circonstances de la vie ont fait que son conjoint a pris la décision d'arrêter de consommer et d'entreprendre une longue thérapie. Tranquillement, la vie les a réunis de nouveau. Ils sont toujours ensemble aujourd'hui.

«Aujourd'hui, on vit une belle vie, dit Lyne. Je ne dis pas que c'est parfait. Lui-même, s'il était ici, dirait qu'il reste un alcoolique toxicomane, même s'il n'a pas consommé depuis 25 ans. Et moi, malgré tout le cheminement que j'ai fait, je demeure l'enfant d'un père alcoolique.»

François, 54 ans

Gisèle* a commencé à boire «sur le tard», vers la mi-quarantaine. Au départ, elle buvait socialement, entre amis. «On était dans les années 80. Il fallait découvrir les cépages, les régions», raconte son conjoint, François*.

Dans la famille de François, personne n'avait jamais eu de problème avec l'alcool. Alors pour lui, l'alcoolisme se résumait à l'image d'un homme couché sur un banc de parc, une bouteille vide à la main. Ces soirées bien arrosées ne l'inquiétaient donc pas outre mesure. «On avait du fun et c'était correct d'en avoir : on travaillait fort et on fêtait fort.»

Mais tranquillement, dit-il, les choses ont commencé à évoluer.

Gisèle travaillait de la maison. Quand François l'appelait du bureau, les jours de semaine, elle lui demandait presque systématiquement de rapporter une bouteille de la SAQ, prétextant qu'elle venait de goûter au reste de la veille et qu'elle l'avait jeté parce qu'il n'était plus bon.

«Il fallait vraiment être dans le déni pour réussir à accepter jour après jour que la bouteille d'hier soir n'était pas bonne», dit François. Au fond de lui, François savait bien que le reste de la veille, Gisèle l'avait bu pendant la journée.

François s'est dit qu'il allait «prendre le problème en charge» : il s'est mis à calculer, mesurer, contrôler. À boire plus vite pour que Gisèle en ait moins. À marquer le niveau de la bouteille avant de la remettre au frigo. «Ce que je ne savais pas, c'est qu'elle avait caché une autre bouteille quelque part dans l'armoire.»

Au bout de quatre années, Gisèle et François en étaient arrivés à vivre de façon parallèle. François avait perdu le goût de prendre un verre. Quand il revenait, le soir, Gisèle était déjà un peu engourdie par l'alcool. Et elle continuait à boire jusqu'à ce qu'elle aille se coucher, absente.

«Je n'ai jamais été en colère contre ma blonde ; c'était de la tristesse. J'avais perdu quelqu'un.»

Un jour, au retour d'un brunch familial au cours duquel elle avait trop bu, Gisèle a proposé à François d'arrêter prendre une bouteille à la SAQ pour le souper. Et, pour la première fois, François l'a affrontée de façon affirmative.

Gisèle lui a donné raison. Oui, elle avait un problème. Elle a pris le téléphone et a appelé tous ses proches pour leur dire qu'elle était alcoolique, comme si elle pouvait enfin se libérer de ce secret devenu trop lourd à porter.

Cinq ans se sont écoulés depuis ce jour. Gisèle n'a jamais consommé d'alcool depuis.

Charles, 72 ans

Lors de ses premières réunions d'Al-Anon, Charles* était incapable de prononcer un mot. Il était dans un état d'apesanteur, un état «à la Marguerite Duras», dit-il. «Tellement souffrant que tu n'es pas capable d'y toucher.»

À l'époque, sa fille consommait depuis plus de 20 ans déjà. «En bon père monoparental, j'ai voulu la sauver. Et je n'ai pas réussi, je n'ai pas réussi, dit Charles. Ça fait 36 ans aujourd'hui que j'essaie de la sauver et je n'ai toujours pas réussi.»

Au début, Charles ne pouvait s'imaginer que sa fille, une enfant tellement intelligente, douée, généreuse, pourrait être emportée dans le tourbillon de la consommation. Quand le directeur de l'école l'appelait pour lui dire qu'elle fumait du pot dans la cour de récré, Charles la questionnait sans trop s'inquiéter.

«Au début, je n'y croyais pas, résume Charles, qui souligne qu'à l'époque, la drogue faisait moins partie du paysage. J'étais porté à banaliser l'événement.»

Mais avec les années, ces petites délinquances de cour d'école sont devenues de véritables histoires d'horreur.

«Chaque fois, raconte Charles, ma fille se prenait en main, allait faire une thérapie. Une partie de moi reprenait espoir. Et à un moment donné, la récréation était finie, ça recommençait.»

Charles a dépensé des fortunes en voulant l'aider. Combien ? «Dans les six chiffres. Facile.» Tickets de stationnement, nourriture, loyer... Il le dit sans détour : il était devenu, pour elle, un facilitateur de consommation.

Sa fille a eu des enfants à son tour. Une bonne mère, qui aime ses enfants, convient Charles, qui était néanmoins fou d'inquiétude pour ses petits-enfants (dont l'un a eu à son tour des problèmes de consommation à l'adolescence).

«Tu viens que tu n'existes plus, tout existe en marge de l'autre. Je me réveillais la nuit en me disant : "Ah ! Si je lui dis ça, ça va être correct !" Le lendemain, je l'appelais vers 2 h de l'après-midi - avant ça, elle n'est pas disponible - et ça ne marchait jamais. Et je recommençais.»

Le pire ? Connaître la valeur de sa fille, savoir à quel point c'est une personne fabuleuse, accrochée à une maladie qui la pousse à se détruire et à tout détruire.

Al-Anon, dit-il, lui a permis de retrouver la paix. «J'essaie, dans la mesure de mes moyens, de ne pas m'impliquer dans le problème de l'autre. Je continue d'aimer la personne, de lui assurer mon affection, mais je me détache de son problème. Et j'accepte que je peux être heureux, que l'alcoolique continue de consommer ou non.»

Emmanuelle, 34 ans

Les Fêtes arrivent, les réunions familiales aussi. Pour Emmanuelle*, ces rassemblements évoquent quelques souvenirs qu'elle aimerait oublier. Des souvenirs de son mari, ivre.

«Je me rappelle encore une fête de famille où mon chum a pris le micro et s'est mis à faire le con, complètement paqueté, raconte la jeune femme. Le monde rit, mais rit... Et moi, je suis dans mon coin, tellement en colère ! Pour moi, le monde ne rit pas de ce qu'il dit : le monde rit de lui.»

Emmanuelle s'est éloignée pour appeler un membre d'Al-Anon de son téléphone portable. Ça lui a fait du bien.

Le mari d'Emmanuelle est alcoolique toxicomane : alcool et cocaïne.

«Plusieurs périodes de consommation très active, d'autres plus faibles, et quelques périodes d'abstinence. On a deux enfants. Ça fait plus de 15 ans qu'on est ensemble.»

Quand Emmanuelle l'a rencontré, vers la fin de l'adolescence, il buvait un peu plus que la moyenne, mais c'était un gars bâti. Emmanuelle se disait qu'il était capable d'en prendre.

Ils ont vécu de belles années ensemble jusqu'à ce que son mari sombre dans la consommation, il y a une dizaine d'années, après avoir vécu des conflits avec sa famille et au travail.

«Il voulait la paix, dit Emmanuelle, dont les enfants étaient tout petits à l'époque. Parfois, je devais être achalante aussi. Quand il n'était pas là, j'assumais, mais quand il était là, je pouvais être sur son cas, parce que j'avais besoin de lui.»

Son mari a le réflexe de partir quand il consomme, sans doute pour que sa femme et ses enfants ne le voient pas ainsi. En période de consommation active, Emmanuelle tient la maison à bout de bras. Son mari, qui travaille beaucoup, consomme alors son salaire. «Même plus.»

«Quand il revient, il n'attend pas d'être correct, souligne Emmanuelle. On peut le retrouver par terre, ça peut être l'ambulance qu'on appelle. Ça peut être dramatique. C'est l'horreur.»

Tant qu'elle le pourra, et tant qu'il essayera de s'en sortir, Emmanuelle souhaite rester à ses côtés, bien qu'elle ignore si elle pourra subir encore longtemps les conséquences de sa consommation et qu'elle sait que certains seront portés à la juger.

«Lorsqu'il est sobre, il revient rapidement à lui et je peux vous assurer que je suis une femme comblée», dit Emmanuelle, qui souligne à quel point elle aime sa personnalité, son charme et son humour. Elle aime tout de lui. Tout, sauf cette maladie.

Al-Anon, ouvert même dans le temps des Fêtes

La réunion du 24

Au Québec, on compte plus de 200 groupes Al-Anon, des groupes d'entraide destinés aux membres de la famille, aux amis et aux proches de personnes alcooliques. Al-Anon est ouvert en tout temps... même dans le temps des Fêtes, souligne Marie, responsable des activités d'information publique pour la région de Montréal. L'an dernier, se souvient-elle, une réunion a eu lieu le soir du 24 décembre, à Outremont. Et quatre personnes sont venues, dont cette septuagénaire de Laval, tellement heureuse d'avoir cette occasion d'éviter le repas de Noël, qui allait inévitablement être le théâtre de chicanes.

Spirituel, pas religieux

Le mouvement Al-Anon a été fondé dans les années 50 par Lois Wilson, femme du cofondateur d'Alcooliques anonymes aux États-Unis. Au cours des dernières années, on a beaucoup évoqué (et critiqué) la référence à Dieu dans les AA. Al-Anon est-il un groupe d'entraide chrétien ? Non, répondent les membres, qui évoquent plutôt une dimension spirituelle. «Je suis non-croyant, et je ne pourrais pas m'embarquer dans un groupe qui ne me ressemble pas sur ce plan-là, a dit François*, membre d'Al-Anon. Ce que je vois, c'est la force du groupe.»

Al-Anon, vu par Sophia

«Avec Al-Anon, j'ai appris à porter mon propre sac à dos plutôt que de porter le sac à dos des autres. Al-Anon m'a sortie de l'isolement et j'en suis très reconnaissante. Les gens sont portés à juger, ne connaissent pas ce qu'on vit. On ne peut dire ce qu'on vit à n'importe qui : il faut que les gens nous comprennent. Avec Al-Anon, j'apprends aussi à vivre au quotidien, une journée à la fois, une heure à la fois. Je ne me fais plus de scénarios. Et je choisis mes batailles.»

- Sophia*, fille d'un père alcoolique et mère de deux adolescents qui ont consommé

* Les membres d'Al-Anon ont demandé d'être cités sous des noms fictifs.

AL-ANON MONTRÉAL

Téléphone : 514 866-9803