Même si je suis avec le même homme depuis 22 ans, nous vivons ensemble depuis seulement cinq ans. Par choix. Mon choix. Mon chum rêvait de conjugalité, moi, d'espace pour respirer.

Il m'a attendue pendant toutes ces années. C'est un homme patient et têtu en amour. Il y tenait, à son nid conjugal. Il l'a eu.

Il me dit souvent que j'ai un rythme géologique en amour. C'est vrai.

Quand je parle, je n'utilise jamais le nous conjugal. Je dis : « Je vais faire faire ceci » ou « Je vais aller là ». Mon chum me corrige : « Nous », précise-t-il. « Nous ». Je n'arrive pas à parler en « Nous ».

Le monde est divisé en deux : ceux qui aiment vivre seuls et ceux qui préfèrent la vie à deux. Je fais partie de la première catégorie, mon chum, de la deuxième. Je n'ai pas fait d'études scientifiques, mais je crois que les hommes sont plus « conjugaux » que les femmes.

J'aime vivre seule. Le silence de la maison, l'absence de compromis domestiques, l'envie de faire ce que je veux quand je veux, ne rendre de comptes à personne, empiler des livres sur ma table de chevet, lire au milieu de la nuit quand le sommeil fuit. La liberté, la paix, la sainte paix.

J'avoue que je suis un peu tyrannique dans une maison, une sorte d'Hitler en jupon. J'ai des idées très arrêtées en matière de décoration, surtout dans une cuisine : pas de chiffon sur le bec du robinet, pas de serviette sur la barre du poêle, des comptoirs dépouillés, micro-ondes et grille-pain cachés dans les armoires, un espace zen, sans traîneries.

Je suis une vieille fille dans l'âme. Le problème, c'est que ça ne s'arrange pas en vieillissant. Je le sais et je l'assume. Un peu trop, dirait mon chum. Avec raison.

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Il existe différentes sortes de solitudes : la solitude triste, la solitude obligée, la solitude angoissée, la solitude résignée, la solitude heureuse. Heureuse, car on la choisit. C'est celle que j'aime.

Dans les pays musulmans, les femmes ne peuvent pas vivre seules. Elles quittent leur famille pour vivre avec leur mari. Les veuves retournent chez leur père. Parfois, elles épousent leur beau-frère. Vivre seule ? Impensable. J'ai rencontré beaucoup de femmes en Afghanistan, au Pakistan, en Iran... Aucune ne vivait seule. Certaines auraient aimé tenter l'expérience, mais elles n'avaient ni la force de s'opposer au poids millénaire de la société ni le courage de vivre comme des marginales, pour ne pas dire des pestiférées.

En Occident, les femmes ont le choix. Elles ne se rendent pas compte à quel point le droit de vivre seule est un privilège, un luxe.

J'avais 28 ans la première fois que j'ai vécu seule. Je suis partie avec une valise et un bébé de neuf mois. Je n'avais ni argent ni emploi. Je n'avais jamais été seule. J'ai eu le vertige. J'avais peur, je l'avoue. Peur de la solitude, du manque d'argent, peur des nuits seule et du quotidien sans amoureux. Comme si je devais désormais me battre à mains nues avec la vie.

J'avais suivi le cheminement normal des jeunes filles rangées sans me poser de questions : enfance chez papa-maman entourée de mes soeurs, vie conjugale avec mon premier amoureux, un bébé à 27 ans. Je me suis séparée sans pleurs et sans reproches. Une séparation de gré à gré. Je me suis trouvé un appartement près d'une amie qui avait, elle aussi, un bébé de neuf mois. Et ma vie en solo a commencé. Tout doucement, avec la certitude de mes 28 ans et l'impression que j'avais la vie devant moi.

Ma table de chevet croulait sous les livres, je lisais à 4h du matin pour chasser l'insomnie, ma cuisine était minimaliste et j'appelais mes amies ou mes soeurs quand j'avais envie de rompre ma solitude. Et, bien sûr, j'avais ma fille.

Je me sentais libre, légère, heureuse. Des bouffées de bonheur m'enveloppaient à des moments inattendus : en marchant dans la rue, en dégustant un café, en préparant un plat mijoté. J'avais la grisante sensation d'avoir fait le bon choix, de vivre sans compromis ni compromission, d'être enfin une adulte qui n'avait plus peur de la vie.

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Vivre à deux, partager son territoire, argumenter, faire des compromis autour de la télévision, de la musique, des amis...

Prenons un exemple banal : le frigo. Comment gérer un frigo à quatre mains ? Je déteste faire des fouilles archéologiques pour retrouver le beurre. Mon chum entasse les restants, les doggy bags qu'il rapporte du restaurant et les petits pots de yogourt à moitié entamés. Ça m'énerve.

L'exemple n'est pas aussi banal qu'il y paraît. Au coeur du frigo se trouve le territoire. Les territoires de l'homme et de la femme qui s'entrechoquent sur les tablettes. Il se fait des guerres au nom du territoire. Le frigo représente la quintessence du compromis. Il faut faire des compromis quand on vit à deux. Je ne suis pas douée. Mon chum, lui, l'est.

Comment fait-il pour me supporter ? Bonne question. Nous vivons ensemble depuis cinq ans, sans nos enfants. À mon grand étonnement, ça me plaît. J'aime rentrer le soir dans une maison animée et discuter des petits et des grands riens de la vie autour d'un bon repas. Parfois, j'ai une envie furieuse de me retrouver seule, mais je résiste. La vieille fille n'est jamais loin.