Au Québec, les femmes occupent 17% des postes décisionnels. Bien sûr, il y a la division sexuelle du travail, la culture machiste des entreprises, les réseaux masculins. Mais les femmes, elles-mêmes, s'imposent aussi des obstacles. Incursion dans le monde de la culpabilité et du désir de tout faire parfaitement.

Geneviève, 38 ans, est directrice de compte en informatique. Au cours des trois derniers mois, on lui a offert à deux reprises un poste «hypermotivant» qui lui permettrait de voyager en Europe et aux États-Unis, sans compter une généreuse augmentation de salaire.

À deux reprises, Geneviève (nom fictif) a dit non.

«C'est sûr que j'aimerais l'accepter, mais je ne peux me le permettre, dit-elle. Je suis la mère.»

Geneviève a deux enfants de 4 et 10 ans, dont elle a la garde. Même si elle était encore en couple avec leur père, elle aurait décliné l'offre, parce que le poste impliquait trop de voyages d'affaires. Ce n'est pas tant qu'elle se serait ennuyée de ses enfants (elle adore son travail!), mais elle se serait sentie... coupable.

Même avec une bonne nounou à la maison? Son salaire de 325 000$ le lui permettrait amplement... 

«Je ne serais pas capable de faire ça, dit-elle. Quel sera l'effet dans leur vie? Auront-ils moins confiance en eux?»

Geneviève craint de briser l'équilibre familial. Elle se dit que l'occasion se présentera peut-être à nouveau lorsque ses enfants seront plus vieux.

Non aux promotions, non au pouvoir

Les femmes peuvent faire le choix de ralentir la progression de leur carrière lorsqu'elles ont de jeunes enfants, mais les promotions marquantes ont lieu dans la trentaine et la quarantaine, avertit Monique Jérôme-Forget, qui fait de l'accès des femmes aux fonctions de pouvoir son cheval de bataille depuis son retrait de la politique (elle a publié un livre sur le sujet en 2012).

«Souvent, nous, les femmes, on fait passer autre chose avant la carrière, souligne-t-elle. On tient l'amour familial, on tient la maison. On refuse des promotions et on pense que ce n'est pas important d'avoir la job numéro un. Peut-être qu'on n'est pas folles, mais on manque des occasions. Des occasions de revenu, de prestige. Des occasions de pouvoir changer les choses.»

Les statistiques sont éloquentes: encore aujourd'hui, les Québécoises n'occupent que 17% des postes dans la haute direction des organisations et environ la même part des sièges aux conseils d'administration des grandes entreprises.

Présidente sortante de l'Ordre des psychologues du Québec, Rose-Marie Charest souhaite maintenant se consacrer à la formation auprès des femmes pour les aider à s'exprimer dans l'action et la prise de pouvoir. Les initiatives pour inciter les femmes à suivre leurs ambitions sont fréquentes ces temps-ci. Soulignons notamment L'Effet A, un projet mené par des dirigeantes québécoises.

La prise de pourvoir ne se limite pas à l'accès aux postes de dirigeantes, selon Rose-Marie Charest; elle peut prendre plusieurs facettes, à commencer par un siège au conseil d'administration de la garderie des enfants.

Cela dit, les femmes devraient, selon elle, voir leur vie au-delà du congé de maternité et de l'année qui suit. «Idéalement, dit-elle, ça devrait être des choix de couple, en tenant compte de qui on est et de quoi on a envie.»

«Il se pourrait que, pour une femme, son bien-être à elle soit de passer plus de temps à la maison, poursuit Mme Charest. Mais pour celle qui rentre dans un modèle et qui se dit: "Qu'est-ce que tu veux, j'ai des enfants, je ne peux pas", je pense qu'il y aurait une réflexion à faire. »

Indispensable... et culpabilisée 

Les enfants ont besoin de passer du temps de qualité et de plaisir avec leur mère (et avec leur père!) pour tisser des liens, note Rose-Marie Charest. Cela dit, la mère a souvent l'impression d'être indispensable pour eux. Et ce sentiment peut mener au sentiment de culpabilité.

«Pendant la grossesse et tout de suite après, on est effectivement indispensable!, note Mme Charest, qui se rappelle avec tendresse les premiers temps avec sa fille unique. Du jour au lendemain, ce n'est pas facile de s'admettre qu'on ne l'est plus 24 heures sur 24.»

Les femmes ont aussi tendance à se sentir abandonnées. Par projection, elles peuvent craindre que leurs enfants se sentent ainsi. Sinon, l'entourage se charge de l'insinuer...

Les fonctions de pouvoir sont associées - parfois à tort - à l'idée d'un horaire chargé et inflexible, inconciliable avec la vie de famille. «Je regrette, mais la fille qui travaille à la chaîne a moins de liberté pour aller à la garderie à 15h que moi, comme présidente de l'Ordre, je pourrais en avoir», souligne Rose-Marie Charest.

Cela dit, la conciliation travail-famille n'est pas toujours simple, concède Kim Thomassin, associée directrice au cabinet McCarthy Tétrault et participante à L'Effet A. «Il faut faire des choix et les assumer», dit l'avocate, qui a une fille de 8 ans.

La clé: demander de l'aide. Du père, évidemment, mais aussi de l'extérieur.

Savoir s'entourer 

«Je dis souvent que ça prend un village de femmes pour élever ma fille», lance Kim Thomassin, qui a recours à une gardienne à domicile. Si son travail est prenant la semaine, elle consacre ses week-ends et ses vacances à sa fille. «C'est sacré», dit-elle.

Monique Jérôme-Forget insiste sur l'importance de demander du soutien à la maison. «Quand on a de jeunes enfants, il faut de l'aide: femme de ménage, garderie, gardienne lorsque vous n'arrivez pas à l'heure. Laissez faire le changement de voiture, laissez faire la plus grande maison. Payez de l'aide pendant cinq ans, ce n'est rien dans une carrière! Mais de refuser des promotions, ça, ça te retarde.»

Directrice du Musée des beaux-arts de Montréal, Nathalie Bondil n'aurait pu accomplir ses ambitions professionnelles sans la présence de son mari, un professeur de français qui a accepté d'être plus souvent à la maison pour s'occuper de leur fille, aujourd'hui âgée de 16 ans. «Avoir un contexte familial et conjugal solidaire est absolument fondamental», dit-elle.

Bonne nouvelle: les hommes sont de plus en plus présents à la maison, ont souligné tour à tour les femmes avec qui nous avons parlé. «Je ne suis pas du tout découragée!, conclut Rose-Marie Charest. Après tout, on ne change pas 21 siècles d'histoire en 50 ans.»

Des freins internes et externes

Perfectionnisme 

Les femmes veulent souvent tout faire, et tout bien faire. Ce côté perfectionniste les retient parfois de manifester leur intérêt pour une promotion, parce qu'elles croient qu'elles n'y arriveraient pas, constate Kim Thomassin, associée directrice au cabinet McCarthy Tétrault. «On se dit: j'ai les enfants à la maison, un mari, les activités du week-end, mon yoga...» Ce côté perfectionniste a un autre désavantage: quand elles accèdent à des fonctions de pouvoir, des femmes ont tendance à se sentir hyperresponsables de tout, ce qui peut mener, éventuellement, à l'épuisement. «C'est le mouvement naturel de la femme qui se sent responsable de ses petits; or, il y a d'autres manières de prendre les responsabilités», souligne Rose-Marie Charest, qui souhaite offrir des formations aux gestionnaires pour leur apprendre à bien s'entourer et à déléguer.

Manque de confiance? 

«Peut-être que les gars n'ont pas plus confiance en eux que nous, mais maudit qu'ils le dissimulent mieux!», rigole Kim Thomassin. Elle la première se questionne lorsqu'on lui offre des opportunités: «Êtes-vous sûrs que je suis prête? Est-ce que je vais être capable?» «Les femmes craignent comme la peste le "overpromess et underdeliver"», dit-elle. Me Thomassin souligne que les femmes négocient deux à trois fois moins leur salaire que les hommes. «L'écart salarial, présent dès le jour un, continue de se creuser avec les années», se désole-t-elle.

Un problème de société

Si les femmes sont peu présentes dans les hautes directions, ce n'est pas leur faute, mais celle d'une société qui leur attribue (encore) le rôle de rester à la maison, selon Angelo Soares, professeur au département d'organisation et ressources humaines de l'UQAM. «C'est le nerf du problème: il faut changer les mentalités», dit-il. Les emplois associés aux femmes sont moins rémunérés et on valorise des comportements masculins pour grimper dans la hiérarchie. «On exige que vous fassiez moins de compromis avec la famille, sans quoi on vous accuse de ne pas être loyale à l'organisation», dit-il.

«Quand ta fille est malade et que tu dois manquer le travail alors que plein de monde dépend de toi ce jour-là, c'est nul. Et quand tu es obligée de retourner sans arrêt sur ton ordi et sur ton téléphone une fois rendue à la maison, que tu travailles dans la face de ton enfant qui ne t'a pas vue de la journée, qu'elle te parle et que tu lui dis d'arrêter de te parler 15 minutes parce que ça te déconcentre et que tu as quelque chose d'urgent à régler, c'est encore plus nul», explique Ève (nom fictif), qui a quitté un poste de direction dans une boîte de communication

Revoir la culture d'entreprise? 

S'il est difficile de changer une culture d'entreprise, il y a manière de l'améliorer pour permettre aux employés (et aux gestionnaires!) d'atteindre un équilibre entre leur vie personnelle et leur vie professionnelle, selon la présidente de l'agence Cossette, Mélanie Dunn. Au programme: horaire flexible et possibilité de semaines de quatre jours. «Lorsqu'on permet aux employés de consacrer du temps à leurs passions, à leur vie personnelle, ils sont plus créatifs et plus inspirés au travail, souligne Mélanie Dunn, mère de deux garçons de 9 et 10 ans. Et ça vaut autant pour les gestionnaires: il faut être capable de faire autre chose dans la vie que notre travail!» L'équipe de direction devrait éviter de tomber dans la spirale de la productivité et de sacrifices, ne serait-ce que pour montrer aux employés qu'il est possible de grandir dans l'entreprise tout en ayant un horaire flexible et en travaillant un nombre d'heures raisonnable, selon Mélanie Dunn, qui revient à la maison avant 18h, le soir, lorsqu'elle a ses enfants.

Un obstacle, un conseil

Quel est le principal obstacle à l'ascension professionnelle des femmes? Quel conseil leur donner? Des femmes nous répondent.

Monique Jérôme-Forget, femme politique québécoise

Principal obstacle

«Les préjugés véhiculés dans la société et que nous, femmes, endossons, selon lesquels nous sommes les porteuses de la famille, du bonheur et de la paix dans la PME familiale.»

Plus grand conseil

«Déléguez des responsabilités à votre partenaire, relevez des défis, soyez ouvertes aux promotions, demandez-les et négociez votre salaire. Et cessez d'être au service de votre vie.»

Nathalie Bondil, directrice du Musée des beaux-arts de Montréal

Principal obstacle

«Le pire ennemi, c'est soi-même. Les femmes sont plus perfectionnistes, elles ont ce sentiment d'imputabilité et de responsabilité qui est très fort.»

Plus grand conseil

«Votre meilleur ami, c'est vous. Ne lâchez pas. Montrez de la ténacité et de la persévérance et investissez sur vos qualités.»

Kim Thomassin, associée directrice du cabinet McCarthy Tétrault pour la région du Québec

Principal obstacle

«Des femmes n'osent pas afficher leur ambition, lever la main, le demander. Une fois qu'on le fait, c'est beaucoup plus facile: on est capable d'y parvenir.»

Plus grand conseil

«Prenez en main vos ambitions et osez!»

Mélanie Dunn, présidente de Cossette

Principal obstacle

«C'est nous-mêmes qui nous mettons des obstacles. La société aussi en met, mais après, ça dépend de la façon dont on perçoit les signaux qui sont envoyés. Tu peux décider de t'en balancer, de faire du judo avec et de les transformer en avantages.»

Plus grand conseil

«Saisissez les occasions! On a tendance à se faire des plans de match précis dans lesquels on rentre les enfants: "Je ne prendrai pas la promotion parce que je veux tomber enceinte l'année d'après." Quand une occasion se présente, on saute dessus et on réglera le reste après.»

Rose-Marie Charest, présidente de l'Ordre des psychologues du Québec

Principal obstacle

«La peur d'être critiquée, de la rivalité, de ne pas être parfaite, mais aussi la peur qu'ont tant les femmes que les hommes d'être dominés par une femme.»

Plus grand conseil

«S'entourer de gens qui les aiment fortes, tant dans leur vie personnelle que professionnelle. Ne pas s'empêcher d'agir du fait qu'elles ne sont pas encore entièrement compétentes: la compétence s'acquiert aussi dans l'action.»

Une maman occupée... et heureuse

Lorsque Nathalie Bondil a été nommée directrice du Musée des beaux-arts de Montréal, sa fille, Angèle, avait 8 ans.

Enfant, Angèle ne comprenait pas toujours pourquoi sa mère arrivait parfois tard à la garderie, travaillait à la maison certains soirs et n'était pas toujours disponible.

«C'était peut-être plus compliqué pour elle - et heureusement, mon mari était très présent. De mon côté, je savais très clairement le modèle que je voulais présenter à ma fille.» Le modèle d'une mère libre et indépendante, qui fait un métier qui la passionne et la nourrit.

Angèle, 16 ans, le comprend aujourd'hui.

«Pour une adolescente qui va faire des choix pour sa vie, ce message-là est beaucoup plus frappant», dit Nathalie Bondil, dont le père - un banquier - a toujours montré l'exemple d'un homme travaillant, passionné par son métier.

Présidente de l'Ordre des psychologues du Québec, Rose-Marie Charest abonde. «Il ne faut pas oublier que de rentrer chez soi heureuse à 18h, c'est probablement mieux que d'être déjà chez soi, malheureuse, à 16h30», dit-elle.

«Être une personne qui s'affirme, qui s'exprime, qui s'actualise, ça va avec être une bonne mère et une conjointe intéressante», poursuit-elle, soulignant que l'expression du pouvoir demeure le meilleur des antidépresseurs.

Enfin, en gagnant de l'argent pour subvenir aux besoins de la famille, la femme joue aussi son rôle de mère.

Planifier son avenir 

En se sacrifiant et en faisant passer les ambitions de son conjoint avant les siennes, les femmes courent un risque, selon la femme politique Monique Jérôme-Forget: celui de regretter et de devenir un jour amère.

«Il faut penser qu'on aura une vie active, plus tard, dit Mme Jérôme-Forget, qui a eu ses deux enfants au début de la vingtaine. Et ça, c'est la santé mentale.»

C'est sans compter le fait qu'un couple sur deux divorce.

«Attention: vous êtes très heureuse maintenant, mais il est possible que vous divorciez, avertit Mme Jérôme-Forget. Vous allez être plus pauvre. Lui va refaire sa vie et vous allez tenter de refaire la vôtre. Vous allez avoir les enfants une semaine sur deux, mais vous allez encore être la grande responsable de la PME familiale.»