Il y a la toxicomanie visible, celle des sans-abri, des gens qui ont tout perdu. Et il y a la toxicomanie cachée : celle des professionnels qui continuent, pendant un certain temps du moins, à fonctionner. Pour certains, la drogue est une soupape au stress. Pour d'autres, elle « aide » à améliorer les performances. Mais avant tout, la consommation demeure le reflet d'un mal de vivre plus profond.

Tout perdre en un an et demi

À 42 ans, Robert (nom fictif), juriste de haut niveau, avait atteint tous ses objectifs sur le plan professionnel. Son revenu dépassait les 200 000 $. Sa carrière florissante l'avait conduit dans 90 pays.

« Ma vie professionnelle était exceptionnelle, mais ma vie personnelle était une horreur », dit-il aujourd'hui.

Robert souffrait d'une dépression non diagnostiquée. Au terme d'un souper entre collègues, il aboutit dans le Red Light, à l'angle de la rue Sainte-Catherine et du boulevard Saint-Laurent. Une personne l'initie au crack. Il accroche instantanément.

Pour Robert, c'est le début d'une descente en enfer qui durera un an et demi.

Robert s'isole de plus en plus. Il dépense 1000 $ par jour pour assouvir son besoin de consommer du crack, dilapidant toutes ses économies.

Il quitte sa conjointe après une relation de 20 ans qui le rendait malheureux.

Sur le plan professionnel, il fonctionne de moins en moins bien. Il perd un contrat d'enseignement après s'être présenté en classe complètement intoxiqué.

« J'avais fumé des roches de crack dans ma BMW, se souvient-il. J'étais tellement crinqué que j'étais incapable de former une phrase qui avait de l'allure. »

Il délaisse ses dossiers, ne répond plus à ses clients, n'envoie plus ses notes d'honoraires. Puis, il commet l'irréparable : pour acheter sa drogue, il retire de l'argent qu'un client lui avait remis dans le cadre d'une transaction à venir. Le client découvre le pot aux roses. Robert est radié du Barreau.

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Alors qu'il est coincé dans un bouchon de circulation sur le pont Jacques-Cartier, Robert sort de la voiture et veut sauter. Sa copine de l'époque l'en dissuade.

Il entreprend alors une thérapie de plusieurs mois à Portage, une étape difficile, mais belle et essentielle.

« Je n'ai jamais consommé depuis. »

Agressions sexuelles et manque d'estime

Oui, dit-il, sa carrière en droit commercial était stressante. Oui, il travaillait de longues heures. Mais s'il consommait de la drogue, ce n'était pas à cause de son travail. Les racines de son mal de vivre étaient beaucoup plus profondes.

Il en a compris l'origine le 10 juillet dernier, alors qu'il lisait un article à propos du recours collectif intenté par des victimes du séminaire Sainte-Alphonse, à Sainte-Anne-de-Beaupré.

Robert s'est effondré.

« Ç'a été un choc électrique, j'étais en sueur, j'avais le goût de vomir, dit-il. J'ai réalisé à ce moment-là que j'ai été victime d'abus. »

Robert s'est souvenu de ce frère qui le conduisait dans son bureau. Des appels à l'aide qu'il a lancés, en vain, à sa mère. Il s'est aussi souvenu de ce jour où il a su dire non et de l'expulsion dont il a fait l'objet pour des soi-disant « problèmes de discipline ». Et de cette culpabilité qui a envahi le garçon de 11 ans qu'il était.

« Ma vie, jusqu'à maintenant, a été l'empreinte de ce que j'ai vécu au séminaire », réalise-t-il aujourd'hui.

Après une adolescence très difficile, Robert s'est réfugié dans les études, espérant que la réussite pallierait sa faible estime de soi. Jusqu'à ce qu'il goûte au crack et que tout éclate.

Aujourd'hui, Robert a regagné son droit de pratique. Il a su demander du soutien, tant de la part de groupes d'entraide que de professionnels. Il vit avec une femme qu'il aime et qui lui a donné deux enfants.

« Toute ma vie, j'ai intellectualisé au lieu d'écouter mes tripes, mais la vie m'a rattrapé et je l'ai mangé solide, conclut Robert, qui insiste sur l'importance de demander de l'aide. Si je n'avais pas vécu tout ça, je ne serais pas la personne que je suis aujourd'hui. »

La drogue au quotidien

VANESSA

Âge : 30 ans

Profession : conseillère financière

Un matin, en se rendant au travail, Vanessa a happé mortellement un piéton, ce qui l'a fait sombrer dans une profonde dépression. Son psychiatre lui a conseillé d'aller en thérapie pour soigner son problème de toxicomanie. Vanessa n'avait pas consommé d'alcool le matin du drame, mais elle traînait un problème de dépendance depuis l'adolescence. Au travail, Vanessa prenait parfois de la cocaïne, mais surtout des médicaments et de l'alcool. Elle a déjà perdu un emploi après avoir parlé de son problème à une supérieure. « Ma consommation n'est pas le résultat de mon environnement de travail, mais oui, c'est un environnement super stressant où on est poussé à être productif. »

ALEXANDRE

Âge : 47 ans

Profession : avocat

Enfant sensible et surdoué, Alexandre a toujours visé l'excellence pour plaire à ses parents et c'est pour cette raison, dit-il, qu'il est devenu avocat. Il s'est mis à boire graduellement, d'abord le week-end, puis cinq soirs par semaine avec ses amis du Québec Inc. « La substance me donnait du courage, une autre personnalité », se souvient-il. À 42 ans, alors père de deux jeunes enfants, Alexandre a atteint son bas-fond : il consommait alcool et cocaïne 24 heures sur 24. Il a fini par perdre son client. « La mort, ou peut-être l'itinérance devenaient la suite logique. » Par instinct de survie, Alexandre s'est tourné vers la spiritualité et a sollicité l'aide d'Alcooliques anonymes. Sobre, il travaille aujourd'hui dans un autre domaine et se consacre à sa famille. Sa vie est différente, dit-il, « mais tellement plus riche ».

CATHERINE

Âge : dans la vingtaine

Profession : préposée aux bénéficiaires

Catherine a commencé par la méthamphétamine à l'âge de 16 ans pour contrôler son poids. Elle a continué à consommer lorsqu'elle a commencé à travailler, à 18 ans. Début vingtaine, elle s'est tournée vers l'alcool, qu'elle consommait tant à la maison qu'au travail. « J'en prenais avant de travailler, à mes pauses, à l'heure du lunch, relate-t-elle. J'avais besoin de ça pour me réveiller et me sentir à la hauteur. » Un jour, l'alcool n'a plus suffi. Catherine a commencé à s'injecter de l'Ativan (un anxiolytique), parfois au travail, mais plus souvent chez elle, le soir. Elle a volé le produit entre 5 et 10 fois dans le réfrigérateur de l'hôpital, mais ne s'est jamais fait prendre.

Les organismes qui offrent des traitements aux toxicomanes accueillent souvent des personnes avec de bons emplois. Portage et la Maison Jean Lapointe nous ont permis de rencontrer quelques professionnels qui suivent une thérapie ou qui en ont suivi une dans le passé. Leur nom et certains détails ont été changés pour préserver leur anonymat.

NATHALIE

Âge : 30 ans

Profession : infirmière

Au départ, Nathalie gardait pour elle les médicaments qu'elle devait jeter. Puis, elle s'est mise à avaler les doses destinées à ses patients : Rivotril, Ativan, Xanax, Cogentin, Sinomet... « Je ne m'aimais pas quand je faisais ça, mais pas du tout », confesse-t-elle aujourd'hui. Nathalie, qui souffre d'anxiété, ressentait le besoin de consommer des médicaments pour faire face au stress du travail, mais la source de son problème, dit-elle, date de l'enfance. Au terme de sa cinquième thérapie, Nathalie a recommencé sa vie dans une autre région, loin de son ancien milieu. Elle apprend à gérer son stress autrement. Son rêve? « Avoir un chum, des enfants, une maison », conclut-elle doucement.

Pas seulement pour la performance

Consommer pour s'intégrer

Les travailleurs ne consomment plus pour les mêmes raisons. Avant, ils buvaient de l'alcool le soir, entre collègues, pour socialiser ; aujourd'hui, ils consomment pour s'intégrer à un monde du travail qui valorise la performance et pour faire face à des conditions qui les rendent vulnérables, selon Lilian Negura, professeur agrégé à l'Université d'Ottawa et auteur de plusieurs études sur le sujet. « La consommation se fait dans une visée instrumentale : on prend des stimulants pour être plus réveillé et performer, des médicaments pour dormir et faire face au stress... » Les conditions de travail dans la société actuelle fragilisent les travailleurs d'un point de vue psychologique. En plus de la précarité croissante, on leur demande de s'impliquer au travail et on valorise la performance, souligne Lilian Negura. « Et s'ils ne performent pas assez, c'est leur responsabilité. »

D'autres facteurs

Cela dit, la course à la performance ne peut expliquer à elle seule une dépendance, souligne Christelle Bapst, intervenante au Centre de réadaptation en dépendance (CRD) Le Virage. Il faut aussi tenir compte de la situation familiale, du réseau de soutien et des caractéristiques personnelles de la personne dépendante. « Souvent, il arrive un autre déclencheur qui fait en sorte qu'on ne peut plus tolérer la performance qu'on exige au travail, et c'est là qu'il va y avoir la soupape de l'alcool ou des drogues », explique-t-elle. Chez les professionnels, note-t-elle, la dépendance est souvent davantage cachée et s'installe sur une plus longue période.

Des professions à risque

La consommation de drogue est présente partout, mais certains domaines professionnels sont plus touchés que d'autres, note Jean-Sébastien Fallu, professeur agrégé à l'École de psychoéducation de l'Université de Montréal. On parle notamment des professions de performance, où la pression est grande et où la drogue est souvent accessible : politique, droit, communications, publicité... Les artistes - ouverts à la nouveauté -, les travailleurs autonomes - qui ont beaucoup de responsabilités - et les employés de bar ou de restaurant sont aussi plus enclins à consommer.

Quotient intellectuel et longues heures

Les études sont claires : plus le quotient intellectuel est élevé, plus les chances de consommer le sont aussi. Comment l'expliquer? « Les gens intelligents ont souvent ce trait de personnalité d'ouverture à l'expérience », explique le professeur Jean-Sébastien Fallu. Par ailleurs, les gens qui travaillent de longues heures sont plus à risque d'avoir une consommation d'alcool très importante. « Souvent, ils vont consommer de l'alcool pour les aider à relaxer rapidement après le travail », explique M. Fallu.

Des employeurs plus ouverts

Un aspect positif : les employeurs sont beaucoup plus enclins qu'avant à collaborer au traitement des dépendances de leurs employés, note Patrick Varin, chef de service du programme des femmes au centre de Portage au lac Écho. « Il y a une meilleure compréhension et une volonté d'accompagnement », note-t-il. En fait, selon lui, les problèmes de dépendance sont de moins en moins tabous dans la société. Cela incite les consommateurs à demander du soutien plus rapidement. « Lorsqu'ils arrivent à Portage, les gens ont souvent encore leur emploi et une situation familiale, alors que dans le passé, ils arrivaient souvent ici après avoir tout perdu. »

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