Nicolas et Frédéric. Claude et Raphaël. Combien de jeunes garçons en manque de modèles ont trouvé leur salut en étant jumelés à un Grand frère ou un Grand ami? Et pourtant, même si le mentorat au masculin peut avoir un énorme impact sur la vie des jeunes, les hommes manquent souvent à l'appel.

DES PETITS GARS ET DES HOMMES

En septembre dernier, le magazine américain Esquire a lancé une vaste campagne pour promouvoir le mentorat au masculin. Le but ultime de ce projet, mené de concert avec plusieurs organismes américains qui favorisent le mentorat: recruter 100 000 mentors d'ici à 2020.

Pourquoi un mensuel chic en papier glacé, qui a habitué ses lecteurs à des clichés de filles sexy ou à des publicités odorantes de fragrances «pour lui», s'intéresse-t-il aux liens intergénérationnels au masculin ?

«Depuis plusieurs années, on ne cesse de lire des articles qui font état d'un problème d'engagement chez les garçons et les hommes américains. Les garçons sont plus susceptibles d'abandonner l'école, d'avoir un problème d'alcool ou d'aller en prison. Il y a plusieurs facteurs à l'origine de ce problème, et les systèmes de valeurs en font partie. À Esquire, nous souhaitons ouvrir la discussion et valoriser l'influence des pères (ou des beaux-pères), des entraîneurs, des enseignants... Nous voulons contribuer à construire la nouvelle génération en soutenant les organismes de mentorat qui ont du mal à recruter des hommes prêts à s'engager auprès des jeunes garçons », affirme Adrian Uribarri, le coordonnateur de l'Esquire Mentoring Initiative.

En faisant la promotion du mentorat dans les sphères tant athlétique et scolaire qu'artistique et culturelle, Esquire entend également démontrer que le fait de s'engager auprès des jeunes est enrichissant aussi pour les adultes: «Qu'une personne démontre un intérêt réel pour une autre, lui consacre du temps, cela a des effets significatifs sur l'estime de soi. Esquire veut également encourager les liens de mentorat informels, qui ne sont pas forcément basés sur des rapports d'autorité, mais simplement sur le plaisir de passer du temps l'un avec l'autre.»

Où sont les hommes? 

Le fait que peu d'hommes soient disposés à s'engager auprès de garçons en mal de modèles est aussi un problème au Québec (voir plus bas «Comment recruter des hommes?»). Le programme des Grands Amis de la Fondation Gilles Julien, qui compte 80% de femmes et 20% d'hommes parmi ses bénévoles, confirme cette pénurie de mentors masculins, qui auraient pourtant le potentiel de devenir des «tuteurs de résilience» pour des jeunes provenant de milieux difficiles.

Lors d'une rencontre aux quartiers généraux de la Fondation du Dr Julien, dans Hochelaga-Maisonneuve, Marie-Ève Desjardins et Julie Desharnais ont raconté l'origine et les objectifs des Grands Amis, initiative créée à la fin des années 90 par Anaïs Barbeau-Lavalette.

Dans le même esprit que Grands Frères et Grandes Soeurs, le programme des Grands Amis a comme objectif ultime de créer des jumelages amicaux entre des enfants qui fréquentent la Clinique de pédiatrie sociale et des adultes désireux de s'engager auprès d'eux.

«Il faut être motivé parce que devenir grand ami est exigeant en temps et en engagement émotif. Les grands amis peuvent être placés devant beaucoup de choses et même être choqués dans leurs valeurs. Certains viennent nous voir avec l'ambition de changer le monde. Mais ici, on est plutôt dans les petites victoires», poursuit Marie-Ève Desjardins, responsable des bénévoles et Grands Amis.

Ne pas brusquer l'enfant, favoriser la constance, ne pas froisser le parent... Les coordonnatrices du programme des Grands Amis doivent veiller à ce que le jumelage s'établisse solidement.

«L'enfant a des besoins, mais le grand ami en a aussi. Il faut respecter ses attentes. Mais une fois que la relation est construite, que tout le monde se connaît et que l'enfant est intégré dans la cellule, ça se passe tout seul. Il y a des jeunes qui sont allés en voyage avec la famille de leur grand ami, par exemple. En revanche, il ne faut pas oublier que nous ne cherchons pas des familles d'accueil.»

Que ce soit pour se lancer une balle dans un parc un samedi après-midi, cuisiner quelques pots de sauce à spaghetti, marcher sur le mont Royal, offrir un soutien amical et désintéressé ou échanger des textos sur des sujets difficiles à aborder dans la cellule familiale, le rôle du mentor doit être mis en valeur. C'est pourquoi nous avons choisi d'explorer le thème dans plusieurs de ses variations.

Claude et Raphaël

«Ce que j'admire chez Claude, c'est que, malgré son âge, il est capable de bouger!»

«Malgré mon âge, hein? Rappelle-toi qui a gagné notre dernière course!»

Claude Dagenais est devenu le «grand ami» de Raphaël Perreault au début de 2013. Claude a 42 ans, Raphaël, 13. Leurs champs d'intérêt communs: les dinosaures, les jeux vidéo, niaiser, les batailles de ballounes d'eau dans le parc, la cuisine et... les quilles! Nous les avons donc rencontrés à la salle Darling, où notre entretien s'est prolongé dans une enlevante partie de quilles rythmée par des chansons de Britney Spears.

Tous deux résident dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve. Raphaël, qui est en CMA (classe à mesure d'appui) de deuxième secondaire, est un blagueur compulsif, un agile danseur de hip-hop de même qu'un «petit Casanova en devenir», selon son grand ami. Claude, pharmacien dans le domaine de la santé mentale, quadragénaire au regard sensible et intelligent, est revenu pratiquer au Québec après un long séjour aux États-Unis. Avant de devenir grand ami, il était déjà engagé dans la Fondation du Dr Julien.

Transmettre 

«Pendant plusieurs années, j'ai souffert d'avoir sacrifié ma vie personnelle au profit de ma carrière. Comme je n'ai pas eu d'enfant, ce lien m'a toujours manqué. Mon engagement dans la Fondation s'est fait dans le cadre de ma réinsertion sociale à la suite d'un long congé de maladie», raconte Claude, devenu le confident de cet adolescent attachant dont le quotidien n'est pas toujours rose.

«Parfois, on discute de ce qui est approprié comme relation entre un garçon et une fille, à son âge. J'offre de parler de ce qui peut le rendre triste, à l'occasion, à la maison. Sa mère m'a parfois suggéré de discuter de certaines choses avec lui. Raphaël m'a aussi confié quelques secrets, que je n'ai pas trahis. Mais Raphaël entretient aussi une relation avec son père, qui vit à l'extérieur de Montréal. C'est donc important de garder en tête que nous n'avons pas une relation d'autorité, de discipline ou d'aide scolaire: je le sors, on se change les idées, et s'il a besoin de parler, on jase...»

«On aime tous les deux danser, on se taquine beaucoup et Claude a un bon sens de l'humour. Et nous sommes tous les deux très sensibles. J'aimerais que notre amitié dure tant qu'on aura du fun!», lance Raphaël, qui, du haut de ses 13 ans, fait preuve d'une belle maturité émotionnelle.

«Raphaël fait partie de ma famille, maintenant, il connaît mon copain, ma soeur et mon petit neveu. Pour lui, je suis un adulte significatif qui peut servir de modèle et faire avec lui des choses que ses parents n'ont pas le temps ou les moyens de faire. Mais parfois, c'est lui qui est le modèle. Il m'apporte tout autant que ce que je lui apporte», conclut Claude.

Photo Fanny Lacasse, La Presse

Claude Dagenais est devenu le «grand ami» de Raphaël Perreault au début de 2013. Claude a 42 ans, Raphaël, 13.

Nicolas et Frédéric

Nicolas, qui n'a jamais connu son père, a été jumelé avec Frédéric Poulin quand il avait 8 ans et «des demi-palettes trop grandes pour sa bouche», s'amuse son grand frère. Fred, lui, avait 25 ans, une carrière émergente dans le monde de la musique et le goût d'occuper son temps libre avec quelque chose de plus terre-à-terre que le lustre qui enrobe son monde professionnel.

«Je viens du Saguenay et je ne connaissais pas beaucoup de gens ici, à Montréal. Autant j'aime le glamour, autant j'avais besoin de quelque chose qui pourrait me «grounder». Et il n'y a rien comme un petit gars de 8 ans pour te ramener les pieds sur terre.»

Depuis qu'ils ont fait connaissance par le truchement des Grands Frères et Grandes Soeurs, en 2004, Frédéric et Nicolas ont partagé plusieurs samedis après-midi de complicité masculine.

«On est allés au cinéma, à l'arcade, à D'Arbre en arbre, voir jouer les Canadiens. On n'a presque jamais raté de Salon de l'auto. On a fait de la musique, on a acheté du linge, on a patiné à l'Auditorium de Verdun, on est allés au chalet, on s'est baignés, on a fait de la saucisse avec mon hachoir. Pendant le temps des Fêtes, on avait aussi l'habitude de passer quelques jours dans le bois ensemble au Saguenay, avec trois autres gars», relate Frédéric, agent d'artistes et producteur dans le domaine de la musique.

Ensemble, 10 ans

Exceptionnel de par sa longévité, le jumelage de 10 ans qui a lié Nico et Fred s'est conclu à la fin de l'année 2014, soit au 18e anniversaire du jeune homme. «Mon rôle auprès de Nico n'a jamais été de l'autorité. J'essayais plutôt de le comprendre et de l'aider dans ce qu'il faisait. Plus jeune, un de ses amis est mort de leucémie. Il ne filait pas, donc sa mère m'a appelé. Par la suite, on s'est parlé pas mal...»

Maintenant âgé de 35 ans et père de deux jeunes enfants, Frédéric a moins de temps à allouer à son petit frère, qui, de son côté, vit sa vie de jeune adulte. Mais la solidité de leur lien fera perdurer leur amitié.

Le jeune homme, qui, grâce à son grand frère musicien, a appris à jouer de la batterie, aspire à travailler dans le domaine de la musique ou du spectacle, peut-être comme monteur de son ou pour «faire quelque chose derrière la caméra».

Comment encourager les hommes à devenir grands frères? Selon Frédéric, le plus important est d'avoir «envie de le faire, pour les bonnes raisons». «Il faut vouloir apporter une différence dans la vie de quelqu'un. Parce que si au bout d'un an, ça ne t'intéresse plus, tu ne peux pas le renvoyer. Ces enfants ont déjà subi un rejet, donc il faut être certain de vouloir s'impliquer. En retour, cela apporte beaucoup de fierté et de gratitude, de voir grandir un enfant. Je le saisis davantage, maintenant que je suis père de famille.»

Comment recruter des hommes?

Ils servent de modèles et leur approche complète celle des femmes. Pourtant, les hommes sont souvent moins nombreux à répondre présents aux appels des organismes jeunesse. Chez les Grands frères et les Grandes soeurs de l'Ouest-de-l'Île, notamment, le besoin est criant.

«Il nous manque d'hommes, mais ce n'est pas parce qu'ils manquent de volonté, au contraire», précise d'emblée Francesca Corso, directrice générale de l'organisme.

Et ils ont raison. L'impact est souvent immense, mais s'impliquer comme Grand frère, c'est s'engager à voir un enfant une à deux fois par semaine, et en moyenne deux à quatre heures chaque fois. Pendant un an minimum. La plupart des jumelages s'étirent aussi sur plusieurs années.

Francesca Corso remarque que lorsque des hommes se présentent au bureau de l'organisme, ils ont longuement réfléchi avant de se lancer. Pendant des années, parfois. Elle voit donc son travail ainsi : «Quand on fait du recrutement, on sème une graine et on sait que ça peut prendre plusieurs années avant qu'un homme se présente. J'en ai vu qui y ont pensé pendant quatre ans avant d'arriver dans notre bureau...»

L'expérience scoute 

Chez les scouts du Grand Montréal, on parvient toutefois à un équilibre entre les hommes et les femmes chez les bénévoles. Y a-t-il un secret? «Un secret? Je ne sais pas, mais on a plusieurs de nos bénévoles qui sont eux-mêmes d'anciens scouts, souvent des jeunes qui ont décidé de poursuivre leur cheminement. Près de 60% de nos adultes ont d'ailleurs entre 18 et 35 ans», expose Claude Jean Lapointe, commissaire et chef de la direction chez les Scouts du Montréal métropolitain.

Sur le millier de bénévoles que compte l'organisation, dans la région de Montréal, un peu plus de 500 sont des hommes. Parmi eux, Yves Mousseau, actif dans le mouvement depuis 40 ans. Au fil des années, il a côtoyé des centaines de jeunes.

«Ça m'apporte quelque chose de m'impliquer, c'est certain. Quand je vois des jeunes qui sont devenus grands et qui ont atteint ce qu'ils voulaient faire, ça me touche. Quelque part, je peux avoir une petite responsabilité dans ce qu'ils sont devenus», explique Yves Mousseau, bénévole dans le mouvement scout.

Il mesure l'impact qu'il a pu avoir auprès de plusieurs. «J'ai du respect pour les enfants, j'ai un intérêt dans ce qu'ils sont et dans ce qu'ils veulent faire. Je veux les aider à aller où ils veulent aller, leur faire découvrir ce qu'ils aiment», affirme-t-il avec passion, lorsqu'on lui demande pourquoi, après autant d'années, il s'implique encore.

Il ajoute qu'il doit en partie son amour de la musique, omniprésente dans sa vie, à un animateur scout qui l'a entendu gratter timidement la guitare. «Il m'a encouragé à amener ma guitare devant le groupe... à sortir de ma chambre!», lance-t-il en regardant du coin de l'oeil les guitares qui trônent dans son salon.

Et la peur... des hommes 

N'empêche, Yves Mousseau a beau aimer passer du temps avec les jeunes, il demeure prudent. Les scandales à caractère sexuel impliquant des bénévoles et des enfants sont rares, mais ils marquent l'imaginaire.

«J'ai peur, même encore aujourd'hui, admet-il. J'ai peur de ce que les autres vont penser. Moi, je sais qu'il n'arrivera rien! Sauf que les parents peuvent se demander qui c'est, cet homme de 58 ans qui va faire des activités avec les enfants. Qu'est-ce qu'il fait là? Est-ce qu'on peut lui faire confiance?»

En tout temps, il évite de se retrouver seul avec un enfant et, lorsqu'il formait de futurs animateurs, il les mettait en garde contre les impressions qui jouent parfois contre les adultes et les hommes, surtout.

Question d'assurer la sécurité des enfants, les groupes scouts et les Grands frères et Grandes soeurs vérifient scrupuleusement les antécédents judiciaires de leurs bénévoles et s'assurent de leurs intentions. Du coup, ils préservent leur propre réputation.