Le stéréotype est tenace. Et pourtant, apparemment fondé. S'il faut croire les dernières recherches sur la question, alors que les femmes aiment, on le sait, s'entourer d'amies, les hommes en manqueraient cruellement. Attention, danger, avertissent plusieurs sociologues. Car l'amitié est aussi un puissant gage de... santé!

Attention: cliché. De tous les groupes dans la société, qui, croyez-vous, a le moins d'amis? Eh oui. Les hommes, adultes, blancs, et surtout hétéros. Et quand ils en ont, ce ne sont pas toujours des amis proches, dignes de confiance, sur qui ils peuvent compter inconditionnellement. Mais plutôt des potes, avec qui ils sortent prendre un verre, s'entraîner, rigoler ou faire une quelconque activité.Sérieusement? Absolument, a observé la sociologue américaine Lisa Wade, responsable du département de sociologie de l'Occidental College, en Californie, dans une revue de littérature remarquée, publiée récemment dans le magazine Salon. Nous nous sommes entretenus avec elle.

Sérieusement, les gars n'ont pas d'amis? 

Il y a eu une foule d'études sur la question. Quand on demande aux Américains s'ils ont des amis, et par amis, j'entends des amis proches, vers qui ils peuvent se tourner et sur qui ils peuvent compter en cas de crise, la réponse est toujours la même : à peine un ou deux. Et dans les trois quarts des cas, cet ami proche est... une femme! Pire, le quart des répondants avoue même ne pas avoir d'ami du tout et va plutôt compter sur la famille en cas de besoin. Et chaque fois, c'est parmi les hommes, adultes, blancs et hétéros que l'on trouve le plus de répondants sans ami du tout. Par amis, on parle ici de personnes avec qui l'on partage une certaine intimité. Parce que oui, les hommes vont typiquement avoir plusieurs relations avec qui ils font des choses, mais ce genre d'amitié « dans l'action » n'offre pas les mêmes avantages en matière de satisfaction psychologique que les amis plus intimes.

Est-ce qu'ils s'en plaignent? Si les hommes ont des relations et qu'ils en sont très satisfaits, où est le problème?

Oui. Parce que, bien sûr, on pourrait croire qu'on analyse ici l'amitié avec une lorgnette de femme. Mais pourtant, non. En effet, quand les chercheurs interrogent les hommes pour savoir quel genre d'amis ils aimeraient, ils disent tous rechercher cette intimité, qu'ils veulent quelqu'un qui va les écouter, être là émotivement. Et ça, c'est exactement le même genre d'amis que les femmes recherchent. Et ça ne devrait pas nous surprendre. Les hommes et les femmes sont tous les deux des êtres humains, après tout. Personne ne peut tout faire tout seul. Gérer tous les défis tout seul. Il est complètement absurde de croire le contraire.

Pourtant, les jeunes ont des amis. Que se passe-t-il à l'âge adulte pour que ces amis disparaissent?

La psychologue Niobe Way a fait une recherche sur cette question précise. Pendant 20 ans, elle a interviewé des centaines de jeunes hommes pendant leurs années de secondaire. Les histoires sont crève-coeur. Si, vers 14 ou 15 ans, les garçons parlent de l'amour qu'ils ressentent pour leurs amis, avec les années, ils développent une attitude tout à coup plus stoïque, du type: «je n'ai besoin de personne». Et tout cela est lié à ce qu'on attend d'un homme socialement, finalement. Parce que, socialement, on ne peut pas nier que les qualités associées à l'amitié sont liées à la féminité dans notre société: l'empathie, la douceur, l'amour, ce sont des attributs féminisés. Et les garçons qui grandissent dans notre société ne veulent surtout pas être associés à cette féminité. S'ils veulent être respectés dans leur masculinité, ils doivent donc s'éloigner de tout ce qui est féminin, de peur d'être insulté, traité de gai, de fif, etc.

Et quel est le danger?

Il y a trois problèmes. Le premier, c'est que l'on sait que les hommes aimeraient ce genre d'amitiés. Ils le disent. Les recherches sont là pour en témoigner. Le deuxième, c'est qu'on assiste ici encore une fois à une forme de sexisme, et il faut se débarrasser du sexisme, sur tous les plans. Troisièmement, enfin, on sait que le fait d'avoir des amis est aussi associé à une meilleure santé physique et mentale. Une des raisons pour lesquelles les hommes ne vivent pas aussi longtemps que les femmes, c'est parce qu'ils ont moins d'amis! Il y a une foule d'études sur la question. Avoir des amis serait aussi bon pour la santé que le fait de ne pas fumer. Les amis aident à vous remettre d'une séparation, d'un décès. Pensez-y: si vous êtes âgé et que votre seul ami, c'est votre femme, si elle part, ça va mal aller pour vous!

Nuance 

Le travailleur social Greffrey Greif a écrit une foule de livres sur l'amitié, notamment Buddy System: Understanding Male Friendships. Selon lui, les hommes et les femmes définissent et vivent leurs amitiés très différemment (les hommes ayant plutôt des amitiés «shoulder to shoulder», d'épaule à épaule, les femmes préférant le face-à-face). Il refuse aussi de dévaluer l'amitié masculine. «Les amitiés masculines sont différentes, nuance-t-il, ce qui ne veut pas dire qu'elles soient déficientes, tout simplement parce que moins axées sur le partage des émotions. Bien des hommes ne veulent tout simplement pas de cette proximité émotive.» N'empêche. D'après son enquête, menée auprès de 386 hommes, 40% d'entre eux confirment ne pas avoir assez d'amis, ou ne pas savoir s'ils en ont assez (contre 25% des femmes). Est-ce à cause de leur éducation? Vrai, «les hommes sont éduqués dans la rivalité. Dans d'autres sociétés, on encourage davantage la collaboration. Certaines études ont même montré que les cols blancs avaient moins d'amis que les cols bleus, justement parce qu'ils sont peut-être plus compétitifs», reconnaît-il.

Le Québécois aussi seul que les autres

Non, l'homme québécois ne se porte pas mieux que les autres. Lui aussi cultive essentiellement les relations sociales, au détriment des amitiés plus intimes. «Ni trop près ni trop loin.» Du coup, en cas de crise, il se retrouve souvent bien seul.«Et ça, ça ne devrait pas vous surprendre. Il n'y a qu'à voir le taux de suicide des hommes québécois! Ils n'ont pas les outils humains de base», souligne Gilles Tremblay, professeur à l'école de service social de l'Université Laval et responsable de l'équipe de recherche «Masculinités et société».

De manière générale, les recherches québécoises vont d'ailleurs exactement dans le même sens que celles rapportées par la sociologue Lisa Wade: les hommes ont peu d'amis intimes et ils en souffrent.

D'après une étude réalisée pour le compte de Santé Québec, «deux fois plus d'hommes que de femmes n'ont aucun confident intime, avance le chercheur. Et pour ceux qui en ont, ce confident intime est presque toujours une femme: la conjointe». À noter: non seulement c'est la conjointe, mais celle-ci est aussi souvent la seule et unique confidente. «Ils en ont rarement plusieurs. Contrairement aux femmes...»

Un vrai gars, c'est...

Cela étant dit, la question se pose: pourquoi? Pourquoi diable les hommes n'ont-ils pas plus d'amis confidents? L'intimité masculine n'est pas valorisée, la question de l'homophobie n'est jamais non plus bien loin, et les hommes ont aussi cette fâcheuse tendance à vouloir régler leurs problèmes tout seuls, répond le chercheur. «Un vrai gars, ça se débrouille tout seul. Ça ne demande pas son chemin, mais ça regarde une carte.»

Ironiquement, les hommes ont du coup une foule de relations sociales, avec qui ils partagent bien des activités, mais aucune intimité. «Ce sont des relations assez intimes pour aller faire du sport, même prendre une douche ensemble, mais pas assez pour parler d'intimité.»

Et cela remonterait à la petite enfance. «Les filles jouent aux poupées, les gars aux camions. Les filles sont déjà dans la relation, et les gars dans la construction...»

Les gars en souffrent-ils? Très certainement, croit Gilles Tremblay. «Peut-être qu'ils n'ont pas tous défini ce besoin, dit-il, sauf qu'en période de difficulté, on a besoin de quoi? De gens autour de nous. Des gens qui nous entendent. Un réseau pour verbaliser. Bien sûr qu'il faut aussi de la force, et ça, les gars l'ont, mais cela prend aussi un réseau social. Et très souvent, les gars ne l'ont pas. En période de crise, ils se retrouvent donc seuls.» 

Évidemment, ce sont là des généralités, nuance-t-il. «Il y a différents types d'hommes et différents types de masculinités. Certains ont des amitiés intimes qui sont peut-être tout à fait adéquates.» Mais ça n'est pas la majorité. Quoique si la tendance se maintient, cela pourrait peut-être le devenir? «Les [hommes des] plus jeunes générations sont en effet plus ouverts, ils se confient un peu plus, et l'homophobie est aussi en diminution. Il y a peut-être un changement de société qui s'opère.» À voir.