La commission Charbonneau offre un fascinant laboratoire en direct pour observer des témoins déballer leur sac. Comment savoir s'ils disent juste la vérité, toute la vérité? Longtemps, les scientifiques ont cru que, comme Pinocchio, le corps trahissait le menteur. Mais le mensonge, ça se passe dans la tête, pas dans le nez.

Le témoin bafouille. Il regarde le mur, le tapis, le plafonnier, les plantes vertes, mais pas son interlocuteur. Il a chaud. Il ronge ses ongles et se gratte nerveusement la joue, le nez, l'oreille. Il parle tout bas ou trop vite. Il a envie d'être ailleurs.

Alors? Il ment?

«Foutaise», répond le polygraphiste et ancien policier Jacques Landry. «Il y a des milliers de raisons d'être mal à l'aise. Juste le sujet d'une conversation peut nous rendre mal à l'aise, rappelle-t-il. Le comportement non verbal, la neurolinguistique, la synergologie... Quand je vois ça, je fais presque de l'urticaire. Il n'y a aucune étude scientifique pour accréditer ça.»

Des décennies de recherches scientifiques sur le comportement non verbal des menteurs sont à jeter à la poubelle. Ou presque. Après près de 40 ans d'interrogatoires, l'ancien policier Jacques Landry en est toujours au même point: il n'y a rien comme une bonne conversation franche et respectueuse entre deux personnes pour espérer s'approcher de la vérité.

Pourtant, l'homme a longtemps cru que la science lui fournirait une machine presque impossible à déjouer pour débusquer le mensonge. Jacques Landry est un polygraphiste qui a une expérience de 38 années à interroger des gens qui ont des choses à lui cacher. Le polygraphe? «C'est juste un outil. Et ce n'est pas la panacée.» Il sait que son bidule peut être trompé par la prise de médicaments, par exemple. Ou par l'état d'esprit du sujet.

Même chose pour les autres pistes de recherche, comme l'analyse des ondes cérébrales. «Je pensais que c'était ce qui s'en venait de mieux», dit M. Landry. Ses espoirs se sont effrités au cours des deux dernières années. «Quand j'ai vu comment les médicaments ou la fabrication d'images mentales peuvent fausser les résultats, je me suis dit qu'on venait peut-être de balayer 30 ans de travail...»

Parler, toujours parler

Retour au point de départ, donc. Il n'y a pas d'«effet Pinocchio», répètent le psychologue judiciaire Michel St-Yves et le polygraphiste Michel Comeau, de la Sûreté du Québec. Les menteurs n'ont pas le nez qui allonge, ne se grattent pas plus l'oreille ou ne suent pas nécessairement plus que les autres. «La seule constante qu'on observe chez les menteurs, c'est la surcharge cognitive, dit Michel St-Yves. Mentir est plus exigeant que de dire la vérité. Il faut construire le mensonge et l'insérer dans une vérité. Ça demande beaucoup d'effort.» Le menteur doit activer beaucoup plus de neurones pour garder la maîtrise de son humeur, ont noté des chercheurs, photographies de cerveaux à l'appui.

La faille, c'est l'imprévu. Une question anodine, un exercice de concentration supplémentaire, et voilà le cerveau du menteur qui surchauffe et qu'apparaissent des indices qui peuvent laisser croire que le sujet ment.

Et encore. Ce n'est pas suffisant pour tirer des conclusions. En observant la gestuelle, les enquêteurs les plus aiguisés arrivent peut-être à départager les menteurs des honnêtes avec 60 % de succès. Michel St-Yves sort une pièce de monnaie de sa poche avant de la lancer. «Pile, il ment. Face, il dit la vérité. Ça revient souvent à ça.»

Le polygraphe peut aider à détecter les changements physiologiques, mais il n'est pas infaillible. Les dernières technologies étudient la dilatation de l'iris de l'oeil d'un sujet interrogé. «Ils en sont à un taux de réussite de 90%, la même chose que la polygraphie, dit Michel Comeau. En l'ajoutant avec d'autres éléments, ça peut être très intéressant.»

Mais ces outils restent utilisés seulement si les sujets sont d'accord. Et ils comportent toujours une marge d'erreur préoccupante. «La seule façon de savoir si quelqu'un ment, c'est de savoir la vérité, dit Michel St-Yves. Et la vérité avec un grand V, on ne la connaît pas toujours, même quand on a des preuves. Pourquoi le crime a-t-il été commis? Qu'est-ce qui se passait dans sa tête? On a toujours un doute.»

///

PETIT MENSONGE DEVIENDRA GROS

«Mentir a un effet très positif à court terme, dit la psychologue Rose-Marie Charest. Nous avons beaucoup de pouvoir quand nous mentons. Nous décidons ce que sera la vérité, ce que sera la perception. Ce n'est pas rien!»

Mais l'effet ne dure pas et le mensonge devient de plus en plus lourd à porter. «À moyen et à long terme, ça nous enlève tout pouvoir, poursuit-elle. Le jour où nous perdons notre crédibilité, nous n'avons plus de pouvoir.»

«Je dirais que le mensonge le plus fréquent est celui où une personne tente de faire porter à d'autres la responsabilité de sa propre contribution au problème. C'est la première chose que disent les enfants: ce n'est pas moi, c'est lui, dit Mme Charest. Mentir pour obtenir un gain ou pour se cacher, ce n'est pas une pathologie. Le menteur pathologique ment même quand il n'a pas d'avantage à le faire.» Jacques Landry renchérit. «Les preuves sont là, on ment tous plusieurs fois par jour, dit-il. Un vrai menteur, c'est quelqu'un qui ment sur toute la ligne. Quelqu'un qui a enjolivé une histoire n'est pas un menteur.»

///



AIMER LE MENSONGE


Après avoir épluché le portrait psychologique du menteur en répondant à toutes les questions de la journaliste, Rose-Marie Charest a, à son tour, posé une simple question. «Pourquoi croit-on les menteurs?»

Parce qu'on aime le mensonge, aurait pu lui répondre le réalisateur britannique Peter Brooke. Dans les années 60, il s'est inspiré de la rhétorique autour de la guerre du Vietnam pour son film Tell Me Lies (Dis-moi des mensonges).

Cinquante ans plus tard, le propos est toujours d'actualité, a affirmé l'automne dernier le réalisateur, aujourd'hui âgé de 88 ans. Le monde d'aujourd'hui serait «si pénible que le soulagement, la petite piqûre, la meilleure des drogues pour nous soulager, c'est le mensonge», a-t-il dit à la radio française France Culture.

Certaines personnes sont particulièrement sensibles aux attentes et moduleront leur récit pour s'y conformer. Un survivant du cancer remporte «naturellement» des championnats cyclistes. Un ancien organisateur politique jure avoir vu des tas de billets de banque dans le local d'un parti réputé corrompu. L'effet est immédiat: non seulement l'histoire se tient, mais elle correspond aussi tout à fait à ce que l'auditoire veut entendre.

«Ça prend du temps avant d'avoir un doute, observe la psychologue Rose-Marie Charest. On préfère croire les gens, sinon ça deviendrait invivable d'avoir des doutes sur tout le monde.»

Peter Brooke, dans son film Tell Me Lies, en appelle à une plus grande responsabilité sociale, «à ne pas être complètement dupes». Les journalistes anglophones ont d'ailleurs un dicton pour ça: «If your mother says she loves you, check it out» (Si votre mère dit qu'elle vous aime, vérifiez-le).

Le mensonge, plus doux que la vérité... Interviewé en même temps que Peter Brooke, le réalisateur iranien Abbas Kiarostami a appelé à la clémence. «Le mensonge, ce n'est pas simplement un acte gratuit, c'est peut-être une façon de souhaiter un autre monde.»

///

CINQ FAÇONS DE DÉJOUER LE MENSONGE

Un croquis

Celui de la scène du crime ou d'un moment-clé de l'enquête. Simple, rapide, efficace. Les dessins des sujets honnêtes contiennent généralement beaucoup plus de détails que ceux des menteurs. «Et le sujet honnête décrit la scène à partir de l'endroit où il se situait dans la pièce, dit Michel St-Yves. Celui qui ment a tendance à faire un croquis avec une vue aérienne.»

À l'envers

Pour compliquer la tâche au sujet, on peut lui demander de relater sa version dans l'ordre chronologique inverse. Ça exigera un plus grand effort de concentration à celui qui ment.

L'avocat du diable

Le sujet est invité à fournir des arguments en faveur du point de vue qu'il défend, puis à présenter des arguments en sa défaveur. La différence apparaît clairement: les sujets honnêtes ont beaucoup plus de mal à jouer l'avocat du diable. Les menteurs, eux, y arrivent sans trop de mal... parce qu'ils exposent ainsi leurs propres convictions.

Le corps figé

Si le comportement non verbal du menteur n'est pas une mesure très fiable pour le débusquer, il donne certains indices. Ainsi, quand le sujet doit faire un effort important pour réfléchir, son corps se paralyse. «Si je vous pose des questions simples en marchant, vous allez y répondre sans problème et sans ralentir, dit Michel St-Yves. Mais si je vous demande de multiplier 42 par 3, vous allez arrêter de marcher pour réfléchir.»

Raconter encore et encore

«Si vous racontez vos vacances à différents collègues, vous n'utiliserez pas toujours les mêmes mots», dit Michel St-Yves. Même chose dans le cadre d'un interrogatoire. Si un sujet raconte toujours exactement la même chose, en utilisant les mêmes mots, c'est un indice. «Au cours d'un interrogatoire, la personne honnête se souviendra de nouveaux détails», dit Michel Comeau.

CINQ FAÇONS DE S'APPROCHER DE LA VÉRITÉ



Écouter avant de regarder


Les études le prouvent: rien ne sert de guetter le nombre de fois où un sujet se gratte l'oreille. Au mieux, on n'apprendra rien. Au pire, on sera tellement distrait qu'on oubliera d'écouter ce qu'il dit.

Poser les bonnes questions

Si, dans le cadre d'une commission, il est acceptable pour des procureurs de «suggérer» une réponse au témoin, ça ne l'est pas en salle d'interrogatoire, ni devant un tribunal. «Il ne faut pas influencer la réponse», rappelle Michel St-Yves. Les questions doivent être neutres et ouvertes. Par exemple: «Où étiez-vous le soir du 12?», plutôt qu'«Étiez-vous chez la victime le soir du 12?» ou, encore pire, «Et si je vous suggérais que vous étiez au lit avec la victime le soir du 12?»...

Balayer ses préjugés

«C'est l'ennemi numéro 1», dit Michel St-Yves. Si l'interrogateur est convaincu que le témoin est coupable, il interprétera chacun de ses gestes et paroles en ce sens. L'interrogateur doit d'abord se méfier de lui-même.

Savoir à qui l'on parle

Quel est l'état «normal» de la personne qui est devant l'enquêteur? S'agit-il de quelqu'un qui est naturellement timide? Anxieux? Vient-il d'une culture où il est irrespectueux de regarder l'autre dans les yeux? Est-il assailli par l'angoisse? Est-il en train de jouer sa vie ou celle de ses proches? «Je serais capable de mentir pour sauver mes enfants, dit Michel St-Yves. Je n'aurais même pas de sentiment de culpabilité.»

Écouter. Encore.

Est-ce que le débit ralentit lorsque le sujet répond à certaines questions? Est-ce qu'il tente de gagner du temps en répétant la question qui vient de lui être posée? Est-ce qu'il a toujours une raison à invoquer qui empêche de vérifier certaines informations? C'est à ces détails, plutôt qu'à la gestuelle du sujet, auxquels l'enquêteur portera attention.