À la télé et sur les réseaux sociaux, le message est sans cesse martelé: tous les désirs peuvent être comblés. En un claquement de doigts. Mais est-ce bien vrai? Réflexion en quatre temps sur notre rapport, souvent complexe, au désir et à ses objets, avec l'auteur Michel Dorais, le réalisateur Philippe Desrosiers, le moine bouddhiste Gen Kelsang Donsang et le chercheur en marketing Jordan Lebel.

Les risques du désir

Un samedi soir de froid polaire de janvier, dans un grand local de l'avenue du Parc, des adultes tirés à quatre épingles s'adonnent à un plaisir démodé: la danse en couple.

Juchées sur leurs talons hauts, les femmes se laissent guider par leurs partenaires. Nul ne peut prédire l'issue de cette soirée chaude, où il n'y a pas de «last call» pour presser les danseurs de trouver en 15 minutes un partenaire pour finir la nuit. De toutes les façons, dans le monde du tango, les moyens ont préséance sur la fin...

Une étrange exception, en cette ère d'«acheter maintenant et payer plus tard», où tout un chacun est encouragé à satisfaire l'ensemble de ses désirs ici, maintenant, intensément.

En 2004, le chercheur en travail social Michel Dorais s'intéressait à cette question dans son ouvrage La mémoire du désir. Le mois dernier, il a publié La sexualité spectacle, un essai dans lequel il illustre comment l'exhibitionnisme et même l'art du cirque teintent les relations sexuelles.

«En huit ans, la façon dont le désir est vécu a-t-elle changé, selon vous?

- Oui, hélas. Je pense qu'on est moins tolérant à la frustration. Comme il est facile de trouver des sites sexuels et des réseaux sociaux où, en un clic, on a accès à la moitié de l'humanité, on peut avoir l'impression qu'on peut y rencontrer n'importe quel partenaire de rêve», dit Michel Dorais.

Mais qu'arrive-t-il quand l'objet désiré qui tente de nous séduire est en fait un avatar? Une dame de 60 ans qui, sur un site internet à la Second Life, prétend être un adonis de 25 ans?

«Tous les gars, de nos jours, veulent être avec Angelina Jolie et toutes les filles veulent être avec George Clooney. Si ce n'est pas possible dans le monde incarné, alors on se tourne vers le monde virtuel. Mais est-ce bien raisonnable?», se demande l'auteur Michel Dorais, qui constate que dans un contexte où il a peu de patience pour l'anticipation, le désir déteint et le narcissisme grandit. «On vit dans un monde de sexe pour ados entre ados.»

Mais alors, pour le désir, est-ce le last call? «Il n'est jamais trop tard. Le désir, c'est le moteur de la vie.»

Désirs réprimés

Avec dans son passeport les tampons des 16 pays visités pour la série Le sexe autour du monde, diffusée sur TV5, l'animateur Philippe Desrosiers s'est fait observateur des manifestations diverses du désir dans divers endroits du globe.

Même s'il prétend ne pas connaître grand-chose dans le domaine du désir, il a une théorie sur son mécanisme: la psyché humaine fonctionne à peu près comme un Presto.

«Si t'empêches quelque chose de sortir, il est prévisible que cette chose sortira d'une autre manière, d'une façon où tu ne t'attends pas. Et ça se peut que ça explose», avance ce professeur de psychologie au cégep Lionel-Groulx.

En Angleterre, par exemple, le flegme british trouve sa contrepartie dans la profusion de donjons, où des adultes consentants paient pour se faire donner la fessée.

«Il y a des endroits où le désir sexuel est carrément réprimé. En Israël, par exemple, on a rencontré une femme qui donnait des cours d'éducation sexuelle et nous racontait que dans cette culture, les gens n'ont même pas le droit de fantasmer sur leur propre partenaire», rapporte Philippe Desrosiers qui, sur sa route, a croisé une foule d'expressions du désir.

En Grande-Bretagne, une mistress en latex, docteure en psychologie, a accepté d'être captée par la caméra. Il a aussi observé des rituels de «bondage» et visité des commerces de «bobettes» usagées au Japon, jasé avec des Suédoises libérées, scruté la fixation des Brésiliens pour les arrière-trains féminins...

Mais dans ce festin global des désirs, une petite gêne demeure autour d'un grand oublié: la décroissance du désir.

«En Australie, j'ai rencontré un gars de 50 ans qui trouvait ça compliqué, les relations, qui trouvait que ça ne valait pas la peine, pour satisfaire le peu de désir qu'il avait. Pourtant, la décroissance du désir est quelque chose d'assez universel, mais dont les gars ne parlent pas. Pour les gars, c'est comme si de dire cela faisait perdre une partie de l'identité mâle.»

Mirage et apaisement

«Quand on m'a dit que vous vouliez parler de désir avec moi, j'étais étonné. Qu'est-ce qu'un moine peut bien avoir à dire sur le désir?», Gen Kelsang Donsang, enseignant résident au centre de médiation bouddhiste Kadampa, sur le Plateau Mont-Royal.

Au début du mois, ce moine a pourtant donné un atelier sur le thème «Tomber en amour sans se faire mal», en guise de pendant aux chansons d'amour qui associent l'épanchement du coeur à la douleur exquise.

Désirer, dans la philosophie bouddhiste, n'est pas un problème en soi, précise-t-il. «Le désir d'être heureux n'est pas un problème. Celui de chérir les autres non plus. Cependant, si on pense que l'assouvissement des désirs sexuels cause le bonheur, on se met le doigt dans l'oeil. On peut avoir une vie sexuelle hyper active, enrichissante et saine, mais on ne sera pas heureux grâce à ça», dit celui qui dit que pour mieux vivre avec les autres, il importe de distinguer l'amour de l'attachement.

Pour les bouddhistes, «le désir est une perception faussée de la réalité. On voit une chose et on croit que cette chose va nous amener le bonheur. Or, il n'y a rien ni personne qui puisse apporter le bonheur, peu importe si on se fend en quatre pour exaucer mes désirs, si mon esprit est agité. En revanche, si mon esprit est paisible, je suis parfaitement heureux, même si aucun de mes désirs n'est assouvi», dit Gen Kelsang Donsang.

Vendre le désir

Le marketing, des affiches de Toulouse Lautrec au catalogue d'Ikea et aux annonces coquines de fin de soirée en passant par la douce époque de Mad Men, ne cesse de se mettre en quatre pour mesurer, décortiquer, analyser, combler et faire renaître nos désirs.

Jordan Lebel, chercheur au Département de marketing de l'Université Concordia, s'intéresse aux diverses manifestations du plaisir hédoniste et à leurs impacts sur les choix de consommation des gens.

«De plus en plus de recherches tendent à démontrer que le cerveau réagit différemment quand il manifeste le désir d'une appréciation. Il y a une signature neurologique différente pour ce que l'on veut et ce que l'on aime.»

Le domaine de l'anticipation, dit Jordan Lebel, intéresse un nombre croissant d'experts en marketing. «Quand tu réserves un voyage à Disney, par exemple, on t'envoie maintenant des courriels deux semaines à l'avance, pour te demander si t'as hâte.»

Dans ses observations sur l'expérience sensorielle du chocolat, il confirme que l'aspect rituel, la nostalgie et les associations sont autant, voire plus importants que le goût et la jouissance de l'aliment convoité. «Une des femmes interrogées pour un sondage a parlé du fait qu'elle ne pouvait apprécier son aliment réconfort préféré (la crème glacée) que lorsqu'il était servi dans son bol préféré qu'elle traînait depuis 40 ans.»

Les objets de nos désirs

Selon une étude du Département de psychiatrie de l'Université Yale publiée en novembre 2011, moins on rêvasse à nos objets de désir et plus on est heureux. Des tests de résonance magnétique effectués sur des adeptes de la méditation ont par ailleurs démontré que les personnes qui sont plus enclines à vivre le «moment présent» sont moins susceptibles de subir de l'anxiété associée à la frustration des désirs non comblés. Quoi qu'il en soit, le désir s'exprime dans plusieurs sphères de nos vies, souvent à travers les mêmes objets.

Le sexe à l'affiche

«Aujourd'hui, un intérêt continu pour la sexualité est plutôt vu comme un signe enviable de santé et de jeunesse éternelle. [...] Le désir n'a pas d'âge, mais l'obstination vieillit mal.»

Michel Dorais, dans La sexualité spectacle.

Plaisirs gastronomiques

«L'alimentation, c'est aussi une question de plaisir social, émotionnel, esthétique, intellectuel, voire spirituel. Puis, comme un kaléidoscope où le moindre mouvement change l'image qu'il nous offre, les plaisirs associés à une expérience changeront dans le temps. Une expérience pourra être anticipée sur le plan sensoriel («Ah le steak va être bon!»), puis son déroulement sera possiblement davantage marqué par la convivialité (plaisir social) et on s'en souviendra avec tendresse et nostalgie.»

Jordan Lebel, professeur associé au Département de marketing de l'école de gestion John-Molson, à l'Université Concordia.

Envie technologique

Selon un récent sondage de l'entreprise Captivate Network, 30% des cols blancs nord-américains souffrent «d'envie technologique» à l'endroit des objets technologiques que possèdent leurs confrères de travail. Le gadget qui suscite le plus d'"envie techno" est la tablette numérique: «39% des répondants ont confié être très envieux de leurs collègues qui pavoisent au bureau avec leurs iPad, TouchPad et PlayBook.»