Dominique Loreau est une Française qui habite au Japon depuis plus de 30 ans. Son plus récent livre, L'art de la frugalité et de la volupté, est un plaidoyer pour la retenue et l'art de vivre simplement, une approche qui gagne en popularité dans certains milieux plus critiques de la société de consommation. «Pourquoi ne pas remettre à l'ordre du jour certaines traditions religieuses? écrit-elle. La plupart avaient pour principal but de réguler nos envies, de ne pas gaspiller et de prévenir la maladie, comme (...) de manger maigre le vendredi et durant la période de carême.»

Synonyme de privation, d'interdits, de sacrifice, le mot carême est presque tabou depuis que notre société est sortie radicalement des églises. Même si le ramadan suscite souvent une forme d'incompréhension chez le non-pratiquant, il est devenu plus courant d'entendre parler de cette tradition musulmane que du carême catholique.

 

L'abbé Raymond Gravel, qui n'a pas la langue dans sa poche, comprend pourquoi nous en sommes arrivés là. «Je déteste le mot sacrifice. La vie nous en impose déjà assez comme ça. Autrefois, le carême était imposé. On avait le droit de manger du prochain, mais pas du chocolat! Le vrai carême est un moment qui, au contraire, doit accroître notre sensibilité aux autres et notre esprit de partage.»

Yoga et carême

On ne croirait pas d'emblée que yoga et catholicisme puissent faire bon ménage. Mais au studio Soham Yoga, on n'hésite pas à parler de carême, entre le mercredi des Cendres et Pâques. L'Abhyâsa, qui se déroule pendant cette période, offre aux élèves du centre la possibilité de s'imposer une certaine discipline en suivant un cours de yoga quotidiennement pendant trois semaines.

«J'ai déjà été très en réaction contre la religion catholique, raconte Sophie Laroche, une des deux fondatrices de Soham. Mais ce n'est pas mieux d'être en réaction contre quelque chose que d'être à genoux devant quelque chose. Je me suis donc mise à aller à l'église pour le plaisir, et c'est à travers le yoga que j'ai redécouvert la beauté de certaines traditions chrétiennes.»

«Je n'hésite pas à utiliser le mot carême dans mes cours de yoga, poursuit-elle.

Il faut le dédramatiser, changer la sauce. Après tout, le carême est en quelque sorte lié à la saison sur le plan énergétique. Le printemps s'en vient. C'est un temps d'arrêt, de réflexion. On peut rendre ça agréable, en faire un moment collectivement conscient.»

Sylvie Tremblay, fondatrice de Yoga Sangha, évite pour sa part le mot carême lorsqu'elle s'adresse à ses élèves. «C'est un mot qui a des connotations très péjoratives au Québec. Il évoque la privation, l'oppression, l'ascétisme, l'abnégation. On n'a plus du tout envie de ça. On a envie d'être positif. Je préfère parler de rituels qui sont liés, par exemple, aux cycles de la nature. Tout individu a des moments charnières dans sa vie où il doit se retirer pour remettre les choses en perspective, prendre une distance. Ça n'a pas besoin de coïncider avec le carême.»

Même le mot «frugalité» ne serait pas sans faire sourciller certains Occidentaux, croit l'auteure Dominique Loreau, jointe par téléphone alors qu'elle séjournait en France. «C'est très mal accepté, alors qu'on peut parler de régime sans que personne ne bronche. Je trouve qu'il y a de plus en plus d'autocomplaisance dans le monde. Les gens ne sont plus habitués à faire des efforts sur eux-mêmes.»

Gilles Routhier, professeur à la faculté de théologie et de sciences religieuses de l'Université Laval, n'est pas surpris d'apprendre qu'une forme de carême, qui par ailleurs existe dans à peu près toutes les religions, s'exerce dans certains centres de yoga. «Nos contemporains ne sont pas sans quête spirituelle. Cette quête ne trouve pas toujours son véhicule dans le christianisme. Mais si on dit qu'on jeûne pour ressentir que la consommation de biens ne nous satisfera jamais et pour nous ouvrir aux autres, c'est déjà quelque chose de religieux», croit le professeur.

Carêmes nouveaux ou simplicité volontaire?

Bien que le Réseau québécois pour la simplicité volontaire soit un groupe séculier, il reconnaît la parenté de la simplicité volontaire avec certaines traditions spirituelles, dont le carême. Cela dit, l'expression a été créée en Inde, en 1936, par Richard Gregg, un Américain disciple de Gandhi. «L'idée est de remettre nos priorités devant nos yeux, explique Dominique Boisvert, membre fondateur du Réseau et auteur du livre L'ABC de la simplicité volontaire. Notre société fait tout pour nous éparpiller. Prenons des moyens concrets pour rester au volant de nos vies et rester le plus centrés possible.»

Au cours des dernières années, on a vu apparaître, entre autres, des initiatives comme la «Détox 30 jours» de l'entreprise Froots 'n Veggiz et les «30 jours sans sucre». D'autres choisissent de réfléchir à leur surconsommation de vêtements ou de biens neufs en général, comme les femmes (et quelques hommes) qui participent à la Great American Apparel Diet (un an sans acheter de fringues neuves) ou les membres du groupe The Compact, né à San Francisco.

Bien qu'elle affirme que son programme n'a aucun lien avec le carême, l'animatrice des 30 jours sans sucre, Julie Audette, aimerait bien mettre sur pied les 40 jours sans sucre avant la fête de Pâques. «Je l'axerais sur la reconnaissance, l'expression d'une certaine gratitude devant tout ce que la vie nous donne. J'aime bien l'idée de donner un sens plus spirituel à la démarche.»

Le «simplicitaire» Dominique Boisvert n'a qu'un seul avertissement à faire à ceux et celles qui auraient envie de réduire leur consommation, que ce soit pour des raisons physiologiques, économiques ou spirituelles. «Il ne faut pas que ça devienne un nouvel esclavage. Si vous êtes en train de devenir fou parce que vous avez envie de vous acheter un vêtement ou de manger un dessert, alors faites-le!»