En plein coeur du XIXe siècle, l'Américain Henry David Thoreau a tourné le dos à la civilisation pendant deux ans. Il s'est retiré sur les bords de l'étang de Walden, dans la forêt de Nouvelle-Angleterre. Près de deux siècles plus tard, des milliers de gens choisissent, chaque année, de prendre une pause silence de quelques jours dans un lieu de retraite. Notre journaliste a tenté l'expérience: trois jours de silence total.

«La cure de silence que vous vous préparez à entreprendre, notait le document du lieu de retraite où j'allais passer trois jours, a plusieurs points communs avec les cures fermées pratiquées par les centres de désintoxication pour alcooliques et toxicomanes.» Mais plutôt que d'arrêter de boire ou de consommer, on vous demande tout simplement d'arrêter. Point.

 

Arrêter de parler, d'abord. Le silence total est de rigueur, ici. Aucun bruit pour vous occuper l'esprit. Seulement le cri du huard. Un vol occasionnel d'outardes. Le couinement de l'écureuil.

De toute façon, on n'a personne à qui parler. On est seul avec soi-même dans l'une des maisonnettes du site, qui, toutes, ne renferment qu'une chambre monacale. Murs crème. Lit simple. Une table, une chaise, une lampe. C'est tout. La cuisine et la salle de bains se trouvent dans un bâtiment commun, là-bas, au bout du sentier.

«Si vous croisez quelqu'un à la salle commune, on vous demande de ne pas lui parler et même de ne pas le regarder, me dit Jocelyne, la propriétaire des lieux, en me faisant faire le tour à mon arrivée. Ici, la politesse, c'est de garder le silence.»

Arrêter de parler, donc. Arrêter de faire quelque chose, ensuite. Le conseil des propriétaires pour une retraite réussie: ne rien faire. Pas de lecture. Pas de sport. Pas de musique, pas de cellulaire, évidemment. Pas de courriels. On conseille aussi de mettre ses pratiques religieuses «entre parenthèses». Seule l'écriture est recommandée. Le but? «Se déstructurer, explique Jocelyne. Perdre ses repères. Cesser les fuites, les compensations.»

Même la bouffe est là pour vous déstructurer. Des menus ascétiques tout préparés de légumineuses. Curry de pois chiches. Lentilles du monastère. Pâtes au tofu. Il y a aussi des oeufs, du riz. Outre des fruits, pas de dessert. Pour déjeuner? Du gruau avec du lait de soya light. Pas de café, pas de thé, pas de pain. Même pas une larme de sirop d'érable pour sucrer votre gruau.

Après quelques heures de ce régime silence-inaction-légumineuses, les «ermites» commencent généralement à ressentir un certain malaise, m'informe Jocelyne. La cassure est si violente avec notre mode de vie habituel que les clients ressentent même, parfois, des malaises physiques. Certains ont des maux de tête, des maux de ventre. L'angoisse monte. Les larmes aussi.

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Une fois tout cela dit, je me retrouve seule dans ma petite maison au bout du sentier. Ma valise est en place. Je suis assise sur ma terrasse. Première pensée: bon, qu'est-ce que je fais maintenant? Réponse: rien. Et ce rien est, je l'avoue, plutôt déstabilisant.

La vie est un marathon sans fin de choses à faire, à prévoir, à planifier. Il y a le boulot. Et la famille. À la maison, nous manquons toujours de place sur l'horaire mensuel affiché dans la cuisine. Ajoutez une brassée de lavage, le bulletin de nouvelles à écouter, les devoirs à faire.

Pensez-y: à quand remonte votre dernière plage de temps à ne rien faire - vraiment rien, pas de lecture, de dodo ou de musique - et combien de temps y avez-vous consacré?

La première journée, donc, je me suis activée à de petites choses. J'ai exploré le terrain, où il n'y a rien à explorer. Des sentiers courts qui ne mènent nulle part. Pas de vue panoramique, pas de cascade à découvrir. Une clairière où s'élèvent trois grands pommetiers. Un étang avec un quai flottant. Un banc, adossé à un beau bouleau. C'est tout.

Mon premier vertige est survenu le lendemain, à mon réveil dans la maisonnette. Premier réflexe: quelle heure est-il? Or, il n'y a pas d'heure. Je n'ai pas de montre, il n'y avait pas d'horloge. J'ai donc vécu toute une journée sans la béquille de l'heure. Je me suis levée parce que je n'avais plus sommeil. J'ai mangé quand j'avais faim. Et je me suis couchée, tôt, j'imagine, parce que je ne savais plus quoi faire.

Durant cette journée, j'ai passé de longues minutes sur mon petit balcon à observer mon voisin, un superbe grand pic qui déchiquetait l'écorce d'un arbre mort. J'ai contemplé le chaud soleil de septembre descendre derrière les arbres qui bordaient l'étang.

Et bien sûr, j'ai pensé. J'ai pensé à mon père, décédé il y a cinq ans, qui aurait aimé cet endroit. J'ai pensé à mes petits garçons, qui grandissent trop vite. J'ai pensé que je n'avais jamais le temps de penser.

Une fois la nuit tombée, ma maisonnette était si silencieuse que j'entendais un bourdonnement dans mes oreilles. Le bruit de fond de mon propre corps, probablement. Inaudible en temps normal.

Après le deuxième dodo, j'ai commencé à ressentir un bizarre effet de manque. J'aurais vraiment pris un bon café. J'aurais vraiment grignoté quelque chose de sucré. Les repas de légumineuses me laissaient un curieux sentiment d'insatisfaction. J'ai vraiment eu envie de prendre le téléphone et d'appeler chez moi. Ou, à tout le moins, de jeter un coup d'oeil à mes courriels.

J'imagine que la désintoxication commençait.

Je l'avoue, je n'ai pas suivi à la lettre le manuel du parfait petit ermite. J'ai parfois croqué un morceau de chocolat noir dans la tablette que j'avais pris soin d'apporter en prévision de l'ascétisme gastronomique. Et il m'est arrivé de sortir un livre.

Tout de même, j'avais apporté des lectures de circonstance. Éloge de la lenteur, de Carl Honoré. Walden ou la vie dans les bois, écrit au XIXe siècle par l'Américain Henry David Thoreau après son séjour de deux ans en forêt.

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Une retraite, c'est mettre sa vie à «pause», comme un film sur le magnétoscope. Car silence et lenteur sont, en quelque sorte, des frères siamois. Mireille Boisvert, 65 ans, est une habituée de ce genre de séjour. Chaque année depuis 15 ans, elle se rend pendant trois semaines à Champboisé, une ancienne ferme convertie en lieu de retraite dans l'Outaouais. «Je suis une droguée du silence», résume-t-elle.

Dans une société généralement allergique au silence, sa démarche annuelle suscite toujours l'étonnement, admet-elle. Elle nous a d'ailleurs demandé de changer son nom, par crainte des réactions. «Ma vie est très remplie, mais cette coupure est salutaire. Le silence. La nature... Je me mets entre parenthèses.» Et au retour, Mme Boisvert, qui habite Ottawa, a toujours un choc. «On s'aperçoit qu'on a une vie très agressante. Partir en silence et en solitude, c'est prendre ses distances. C'est un peu se rebeller contre la vie qu'on mène.»

Mario Cyr se décrit aussi comme un accro du silence. Le plongeur de 49 ans, expert en photo sous-marine, a fait plusieurs expéditions hivernales en Arctique et en Antarctique, les endroits les plus silencieux de la planète.

«C'est très impressionnant. On n'entend rien. Pas un oiseau. Parfois, certains jours, on entend la glace qui se brise, mais si c'est une journée de soleil sans vent, c'est le calme total. Il n'y a aucun bruit pendant des jours», raconte-t-il.

À chaque expédition, le plongeur s'arrange toujours pour s'échapper pendant quelques jours. «Je pars seul dans une tente. Ça me fait un bien absolu. J'ai besoin d'y retourner régulièrement.»

Ma propre cure de silence aura duré quatre jours. J'en ai tiré quelques leçons qui, je l'espère, continueront de s'appliquer dans la vraie vie. Silence, solitude, moment présent. C'est promis, j'essaierai.

Mais, par pitié, plus de légumineuses.