À la mi-juillet, le Commissariat à la vie privée du Canada a tapé sur les doigts du site de réseautage Facebook parce que certaines de ses fonctions, modifiées depuis, protégeaient mal les renseignements personnels. Or, certains sites de réseautage vont bien plus loin : il est maintenant possible de dévoiler, de manière plus ou moins anonyme, ses infidélités ou ses insatisfactions conjugales, les péripéties de sa vie sexuelle, les détails de son cycle menstruel et une foule d'autres statistiques. Qu'est-ce qui pousse des millions de gens à s'épancher ainsi sur l'internet?

Il y a quelques années, le mari de Dawn Rouse lui a demandé de vider ses poches avant de mettre son pantalon au lavage. Sa demande l'a choquée: la prenait-il pour la bonne? Plus tard, lorsqu'elle a trouvé l'agenda électronique de son mari au fond de la laveuse, elle a été incapable de lui avouer la vérité. Elle l'a coincé sous le pneu de la voiture pour qu'il pense qu'il était tombé de sa poche et qu'il avait roulé dessus.

«Chaque femme a son lot de petits secrets qu'elle cache à son mari», explique Mme Rouse. Originaire du New Hampshire, elle habite depuis trois ans à Montréal-Ouest avec son mari et leur fille de 11 ans et poursuit des études de doctorat en éducation à l'Université McGill. «J'ai pensé que ce serait bien d'avoir un endroit où les dévoiler.»

En 2006, Mme Rouse, qui s'occupait alors de la DPJ d'un comté du New Hampshire, a lancé le site internet truewifeconfessions. Elle a fourni les 20 premières confidences. Depuis, près de 3000 autres secrets ont suivi, allant de «tu m'énerves quand tu perds tes clés» à «je vais te quitter dès que notre enfant aura 18 ans».

Depuis quelques années, une foule de sites internet rivalisent entre eux pour colliger les aléas de la vie privée. Postsecret publie, depuis 2005, des secrets envoyés par la poste à l'artiste qui a conçu le site. Secondchance permet d'exprimer ses regrets de façon tout aussi anonyme. Avec Daytum, il est possible de donner les «statistiques essentielles» sur sa vie, des repas au restaurant à ses rencontres amoureuses (la version gratuite de Daytum n'a pas d'options de confidentialité, que seule la version à 5$ par mois comporte). Monthlyinfo et Bedposted sont encore plus anonymes - l'utilisateur a accès à ses seules données - et permettent de tenir un journal sur son cycle menstruel et sur sa vie sexuelle (70% des usagers de Bedposted songent au site pendant ou immédiatement après une relation sexuelle).

Docteur, suis-je normal?

Il y a deux semaines, le Commissariat à la vie privée du Canada a reproché au site de réseautage Facebook de mal protéger les renseignements personnels. Mais on peut se poser une question préalable: pourquoi assiste-t-on à un tel déferlement d'information intime, dévoilée de façon anonyme ou non, sur la place publique?

«Ces confidences existent parce qu'il n'y a plus de normes religieuses et que l'autorité des adultes est de plus en plus remise en question, estime Will Straw, professeur de communications à l'Université McGill. La seule manière de vérifier si notre comportement est normal est de voir ce que font les autres personnes. C'est la même chose que de répondre à un questionnaire sur sa personnalité dans un magazine.»

Dawn Rouse confirme l'interprétation. «J'ai 39 ans et je fais partie de la première génération postféministe, dit-elle. On nous a dit qu'on pouvait tout faire. Mais ce n'est pas vrai: on ne peut pas à la fois être une mère et une épouse sans faille et avoir une carrière mirobolante. On manque de temps. Les confidences permettent d'avoir des commentaires pour reconnaître les situations inacceptables, et on lit celles des autres pour se comparer.»

Exposer sa vie sur l'internet permet aussi d'obtenir l'absolution pour ses travers. «Quand on décrit ses mauvais côtés sur l'internet, on a implicitement l'acceptation des personnes qui nous lisent», explique B.J. Fogg, psychologue à l'Université Stanford, joint en Californie. «C'est un peu la même chose que les confessions publiques dans certaines églises baptistes.»

L'influence du virtuel sur le réel

Le chercheur californien se sert de Facebook pour étudier la psychologie de la persuasion. «On peut se demander comment des gens arrivent à convaincre leurs amis de dévoiler leur vie intime sur l'internet simplement en leur demandant d'être leurs amis Facebook, dit M. Fogg. À mon avis, c'est un phénomène de "normalisation": des 800 personnes qui sont mes amis sur Facebook, il y en a probablement à peine 100 qui mettent régulièrement leur page à jour et 50 qui font des changements chaque jour. Mais leur comportement est présenté comme la norme, à la fois par la culture populaire et par la compagnie Facebook elle-même.»

Chose certaine, Facebook a parfois une influence directe sur la vie réelle. Des psychologues de l'Université Guelph ont montré dans une étude que les hommes qui visionnent la page Facebook de leur copine deviennent plus jaloux. Et le magazine Time a parlé récemment des dilemmes des nouveaux couples fervents de Facebook. Certains se sont séparés parce que l'un des tourtereaux n'avait pas changé assez vite son statut de «célibataire» à «en couple». Des parents ont appris que leur enfant s'était fiancé par des amis qui avaient vu le changement de statut sur Facebook. Des nouveaux mariés ont changé simultanément leur statut respectif de «fiancé» à «marié»... en plein milieu du mariage.

Cet autoexamen constant aura des conséquences néfastes, croit Aric Sigman, psychologue à l'Institut de biologie du Royaume-Uni, qui publiera à l'automne un livre sur le sujet, The Spoilt Generation. «En regardant constamment sa propre vie à distance, on la transforme en objet au lieu de la vivre, dit M. Sigman. C'est à mon avis une conséquence néfaste de la téléréalité. On s'habitue à ne plus avoir de vie intime, à être constamment observé. On n'a plus d'amis en chair et en os qui peuvent nous avertir quand on adopte des comportements toxiques, voire criminels, parce qu'on trouve toujours sur l'internet des gens au mode de vie extrême. Je ne suis pas contre les sites de réseautage, mais je pense qu'il faudrait toujours avoir davantage de relations humaines réelles. Si les amis virtuels étaient aussi bénéfiques que ceux qu'on rencontre en personne, plus personne ne prendrait l'avion pour aller voir sa parenté durant les Fêtes.»