Une paire de fesses surexposée photographiée par accident. Une ville floue où les lumières s'entremêlent. Une mariée dont le voile s'envole au vent. D'abord destinées à la poubelle, ces photos ratées ont aujourd'hui une seconde vie. Tout un mouvement d'artistes et d'internautes s'évertue à les sauver. Le but: faire contrepoids à l'ultra-esthétisme.  

L'été dernier, un Néerlandais a lancé DeletedImage.com, un site où il invite les internautes à afficher des photos ratées. Un an plus tard, c'est un véritable succès planétaire. Du Brésil au Portugal, des visiteurs de partout y laissent leurs «meilleures» erreurs photographiques. «DeletedImages.com ramène à la vie les photos imparfaites, mal cadrées, floues et en mouvement. Soumettez-nous vos propres oeuvres d'art», écrit le créateur du site sur la page d'accueil. Un appel original qui a provoqué l'improbable: près d'un millier de photographes amateurs se sont empressés de présenter leurs pires clichés d'enfants méconnaissables, de visages dédoublés et de paysages au style plus cubiste qu'impressionniste.

Dans les forums de discussion consacrés à la photographie, la bonne nouvelle se répand: la photo ratée, condamnée à l'extinction par l'ère numérique, a maintenant une chance de survie sur l'internet. Attendez avant d'appuyer sur la touche «effacer».

Au Québec, les amateurs de photographie membres du site Globetrotter se sont eux aussi intéressés à la photo ratée. En octobre dernier, la communauté a lancé un concours de la meilleure photo accidentellement ratée.

«Le concours a été mise sur pied par les internautes eux-mêmes, explique Éric Bourbeau, responsable du portail Globetrotter. Ce sont eux qui soumettent les thèmes et celui-là a connu beaucoup de succès. Visiblement, les internautes gardent beaucoup de photos ratées dans leurs fichiers!»

Sur plus de 360 photos envoyées par les internautes, c'est un sourire surexposé et flou qui a remporté la faveur des membres. Non loin derrière, une tortue hors foyer dans l'eau, un hamac tournoyant sur lui-même et un dauphin (enfin, on devine qu'il s'agit d'un dauphin parce que le propriétaire de la photo a bien voulu préciser ce qu'était la masse sombre sur fond bleu).

Artistes sans le vouloir

En offrant la possibilité de prendre un grand nombre de photos sans en payer le prix, l'imagerie numérique a entraîné la multiplication des photos ratées. Cependant, très peu franchissent l'étape du transfert à l'ordinateur.

«C'est terminé l'époque où l'on développait des photos de famille où tout le monde avait la tête coupée! dit d'un ton amusé Yves Pinsonneault, directeur de l'école de photographie chez Photo A. Laplante, à Laval. Mais quand même, ces photos manquées amènent une autre dimension à l'image. C'est cocasse.»

Le photographe suggère d'ailleurs à ses élèves de ne jamais effacer une photo directement sur un appareil numérique. Sa philosophie: pour saisir le moment, on se concentre sur l'image et non sur l'archivage.

«La photo ratée a une chance de survie plus grande rendue à l'ordinateur, croit-il. Forcément, quand elle se retrouve à l'ordinateur, elle peut devenir très intéressante. L'effet de mouvement dans la photo amène à autre chose. L'image est plus abstraite, parfois même artistique.»

Le photojournaliste Mathieu Lamarre croit lui aussi à l'importance du deuxième coup d'oeil. Il lui arrive parfois d'être surpris par ce qu'il appelle «des moments de grâce», des photos accidentelles plutôt jolies.

Parce que le temps presse, il se montre toutefois peu ému face à ses photos manquées. «Très souvent, ma blonde me dit "ne jette pas cette photo-là! Elle est super bonne!" Je lui réponds: "Mais non... elle n'est pas bonne. Regarde le rictus..." Je ne fais pas de sentiments: envoye à la poubelle!»

La notion de photo manquée n'est donc pas universelle. Si tous s'entendent pour dire que les photos des sites Globetrotter et DeletedImages.com n'ont rien de très réussi, la poubelle de l'ordinateur des photographes professionnels regorge d'images léchées. Le genre de photos que tout photographe amateur serait ravi de montrer à ses copains.

Yves Pinsonneault croit qu'avec un appareil numérique en main, les consommateurs maîtrisent plus rapidement l'aspect technique d'une prise de vue. L'ennui, c'est sa composition. «Une bonne photo, c'est quand on réussit à saisir le bon message avec la bonne lumière et le bon cadrage. On n'y arrive pas toujours, mais parfois c'est amusant. Un classique, c'est la photo de famille avec la petite puce qui regarde dans ses culottes au lieu de regarder l'appareil. Il faut les garder, ces images-là.»

Photo fournie par Jean-Baptiste Bourcart

Un cas de double exposition rigolo.

De l'art avec les d�©chets des autres

Les photographes Joachim Schmid et Jean Christian Bourcart ont exposé récemment leurs photos aux Rencontres d'Arles, en France. Si leurs oeuvres sont distinctes, les deux artistes ont une démarche similaire: ils collectionnent des photos dont personne ne veut. Depuis 1982, l'Allemand Joachim Schmid ramasse des photos dans la rue. Elles sont sales, floues et déchirées. Qu'à cela ne tienne, il les recueille, refait le casse-tête des images morcelées et les expose dans l'ordre de leur découverte. En 26 ans, il a trouvé environ 900 photos.

Sont-elles tombées d'un sac par inadvertance? Ont-elles été déchirées à la suite d'une rupture, d'une querelle? «Chaque photo a une histoire qu'on ne connaîtra jamais, fait remarquer l'artiste. Beaucoup d'énergie humaine est perdue quand on jette une photo. C'est ça qui m'intéresse.»

Dans la collection de Joachim Schmid, intitulée Pictures from the Street, on trouve notamment une femme endormie dans une pose qui ne l'avantage pas. La photo a été déchirée dans une rue de Rio de Janeiro, mais il n'en sait pas davantage: c'est peut-être une histoire d'amour qui a mal fini, ou encore, tout simplement, une dame qui ne se trouvait pas jolie.

Il s'est aussi amusé avec une photo étrange d'un couple devant un miroir, dénichée dans une rue de Berlin. La femme, blonde, semble encore endormie. Derrière elle, un homme arborant une moustache lui met la main sur l'épaule et déclenche l'appareil photo. Sur le cliché du moins, la surprise est totalement ratée.

«Je peux comprendre qu'on n'aime pas une photo, mais la déchirer ou la jeter est un acte très privé, croit M. Schmid. J'ai du mal à saisir comment on peut laisser des images aussi personnelles dans un lieu public.»

S'il se réjouit de l'oeuvre qu'il étaie petit à petit, il a retenu la leçon: jamais il ne jette ses photos personnelles dans un lieu public.

Photo: Globetrotter

Vue de Vancouver

Le plus «beau» jour de leur vie

À son arrivée à Paris à la fin des années 70, le Français Jean-Christian Bourcart n'a que 17 ans. Il travaille alors dans une entreprise spécialisée dans la photo de mariage. Au fil des années, il développe une passion pour les photos que les jeunes mariés n'achètent pas.

Ces clichés non réclamés s'entassent dans une grande pièce, et le jeune photographe y passe de longues heures. Il se laisse fasciner par ces images imparfaites et il entreprend de collectionner les «meilleures» photos oubliées.

«Humainement, ça me touchait, explique-t-il. C'est la condition humaine que l'on voit sur ces photos. Les gens rigolent beaucoup, mais parfois ils rient jaune. Même si c'est leur mariage.»

Il s'esclaffe encore en racontant avoir trouvé une photo sur laquelle un couple tout sourire s'enlace sur un banc de parc. Ils sont radieux. L'ennui? Le photographe n'a pas remarqué que sur le banc, un vandale a gravé «toutes des putes». Pour le romantisme, on repassera.

Et cet autre couple dans une pose typique: dos à l'objectif, main dans la main, ils tournent la tête, l'air de dire «nous marchons ensemble vers l'avenir». Le seul pépin avec la symbolique de la photo, c'est la porte condamnée de l'église devant eux. Le couple n'a jamais acheté la photo.

«Quand on fait de la photo de mariage, on doit forcer le bonheur, explique M. Bourcart. Le photographe fabrique les souvenir de ces couples-là pour toute leur vie. Entre les poses conventionnelles et ce qu'ils sont, il y a parfois un décalage.»

Photo: La Presse

Les modèles Holga et Diana+

Payer pour rater ses photos

Il y a les photos ratées par accident ou par manque de talent. Il y a aussi les photos ratées par plaisir. C'est l'esprit derrière la lomographie. Au début des années 80, une entreprise russe crée le Lomo Kompakt Automat, un appareil photo peu fiable, mais très bon marché. Une décennie plus tard, peu de temps après la chute du communisme, des étudiants autrichiens se procurent certains de ces appareils dans des pays de l'est de l'Europe. De retour à Vienne, ils constatent avec amusement que leurs photos sont tronquées et tachetées de lumière (le boîtier des appareils n'était pas étanche). Les couleurs aussi sont étrangement amplifiées.

Il n'en fallait pas plus pour qu'un réel engouement naisse. La lomographie, inspirée du nom original de ces appareils de piètre qualité, séduit les photographes amateurs, mais aussi des professionnels de l'image qui en font de l'art.

Les photos ont un air rétro et généralement, les meilleurs clichés sont aussi ceux qui sont mal cadrés et dont le sujet n'a pas l'air de poser. Les mordus du genre le répètent: il n'y a pas de technique pour s'adonner à la lomographie. On appuie sur le bouton... et on attend de voir sur la pellicule à quel point l'image sera altérée.

Des appareils similaires au Lomo Kompakt Automat se vendent aujourd'hui entre 50 et 70$. Inspiré du «savoir-faire» russe, ce sont les Chinois qui fabriquent maintenant la Holga, la caméra la plus populaire auprès des amateurs.