Il fallait le faire. Dresser une histoire du sein, de la préhistoire à nos jours. Du sein gorgé de lait de la déesse de la fertilité au sein torturé par le cancer, en passant par le sein érotique, bien sûr, mais aussi politique avant d'être enfin libéré. Tout ça pour conclure: mais à qui diable appartient le sein? Un livre historique fait le point.

«Dorénavant, quand vous penserez aux seins des femmes, tout sera différent.»

C'est du moins ce qu'espère Marilyn Yalom, prolifique auteure féministe de l'Université Stanton, aux États-Unis, dont l'ouvrage sur l'histoire des seins vient d'être traduit en français.

Le sein, une histoire, aux éditions Galaade, prend les alllures d'une véritable épopée, remontant à la préhistoire. Objectif? Analyser l'évolution de cet attribut féminin tantôt maternel, tantôt érotique, en s'inspirant de ses différentes représentations dans les arts - la sculpture, la peinture, mais aussi la poésie et la littérature. Car si la femme a été une muse, que dire de ses seins?

Un prétexte à la réflexion

D'ailleurs, pourquoi faire une histoire des seins? «Le sein est une représentation de la femme, explique Marilyn Yalom en entrevue. On peut voir l'histoire de la femme à travers les siècles par l'histoire du sein.» Le sein est finalement un prétexte à la réflexion, «une façon d'aborder la femme pour ce qu'elle représente à la fois pour les hommes et les femmes», dit-elle.

Il faut dire que cet ouvrage de Marilyn Yalom n'est pas le premier dans lequel elle aborde l'histoire des femmes sous un angle, disons, inusité. L'ex-professeure de littérature comparée a aussi écrit un livre sur l'apparition de la reine dans le jeu d'échecs (Birth of the Chess Queen: a History) ainsi qu'une histoire de la très masculine Révolution française vue par les femmes (Blood Sisters, the French Revolution in Women's Memory).

«Quand on regarde la peinture et les écrits depuis, disons, 2000 ans, on n'a pas l'impression que le sein appartient aux femmes, dit-elle. Tout est écrit par les hommes! On n'arrive pas à savoir ce que pensaient les femmes. Donc, d'après ce qu'on a, on dirait que les seins appartiennent davantage aux hommes qu'aux femmes.»

Le sein de qui?

D'où l'idée d'aborder le sujet sous l'angle d'une question: à qui appartient vraiment le sein?

Le livre, divisé en chapitres chronologiques, répond donc historiquement à la question. Depuis l'Antiquité jusqu'au Moyen Âge, le sein appartient sans aucun doute à l'enfant, ou encore à l'Église, commence-t-elle. C'est le sein sacré. En font foi les fameuses statues de Vénus, jusqu'aux peintures italiennes de la Madone allaitant - une Madone soit dit en passant à la poitrine souvent archi-généreuse.

Puis, avec la Renaissance, le sein, jadis maternel, s'érotise lentement (tout en rapetissant). On voit moins de femmes allaitantes, mais davantage de femmes au corset délacé, ou carrément nues, pour assouvir les fantasmes des hommes. À noter, le sein ainsi érotisé ne disparaîtra pour ainsi dire jamais. «Il y aura toujours une sous-couche d'érotisme.» Nous sommes donc ici dans l'ère du sein qui appartient à l'homme, loin du sein sacré du bébé, ou du sein comme métaphore de la nourriture spirituelle. «Cela fait partie de tout un changement de vue de la Renaissance où, au lieu d'insister sur la vie spirituelle, on insiste davantage sur la vie matérielle», explique Marilyn Yalom.

Elle analyse ensuite le sein néerlandais du XVIIe siècle, un «interlude» intéressant, dit-elle, parce qu'il est à la base de ce qui suivra ensuite en Angleterre, en France et en Allemagne, avec le sein plus politisé. «Les Pays- Bas a été la première république. C'est le premier pays où l'on voit un sentiment civique prendre de l'importance à un point où les vertus domestiques vont faire partie des sentiments de la nation.» Le travail de la femme (le devoir de la mère, finalement) est ici de s'assurer que le bébé soit bien nourri. Le lait maternel est en quelque sorte un «lait civique»: il a un devoir, celui de nourrir ses citoyens.

La France républicaine, avec sa Marianne au torse nu, renforcera ce sein «politique».

Au XXe siècle, le sein, après avoir été psychanalysé par Freud (à titre de premier objet sexuel de l'enfant), sera tour à tour commercialisé (notamment en publicité, où le sein sert à vendre des lotions ou des boissons), puis médicalisé. En effet, le sein intéresse désormais la médecine pour deux raisons: pour les vertus redécouvertes et confirmées du lait («c'est le sein qui donne la vie»), et à cause du cancer («c'est le sein destructeur»).

Libéré, mais jusqu'à quand?

L'auteure n'aborde presque pas la question de la chirurgie esthétique, trop récente selon elle.

Elle analyse par contre longuement le sein enfin «libéré», de 1968 à nos jours. Si les femmes ont choisi de brûler leurs soutiens-gorge comme symbole de leur libération, cela n'est d'ailleurs pas innocent, conclut-elle. «En brûlant les soutiens-gorge, plus intellectuellement que littéralement, les femmes sapaient l'idée d'un contrôle fondamental imposé sur elles de l'extérieur.» Après en avoir été dépossédées pendant des siècles, elles se réapproprient enfin l'autorité sur leurs seins.

Mais jusqu'à quand? Comme le suggère la féministe française Élisabeth Badinter dans sa préface (voir autre texte): «En vérité, quelle femme aujourd'hui peut se jouer tout à la fois de la mode, de la séduction et de sa santé?»