Moins de 5% des enfants naissent à moins de 28 semaines au Québec. À 26 semaines, on en compte une petite centaine, à peine. N'empêche. Avec l'âge toujours plus avancé des mères et la multiplication des techniques de reproduction assistée, ce chiffre tend à augmenter. Au-delà des statistiques, qui sont-ils, ces très grands prématurés? Quel genre d'enfants deviennent-ils? Portraits et débat.

Amine et Tarik ont aujourd'hui 14 et 15 ans. Deux beaux bonhommes souriants mais timides, qui nous accueillent dans leur salon cossu de Saint-Léonard, un soir de semaine après l'école. Ils viennent de finir leur journée et arborent encore fièrement leur uniforme bleu, classique et reconnaissable entre mille: celui du réputé Collège Jean-Eudes.

 

«Ce sont des premiers de classe», nous dit d'emblée leur père, visiblement très fier. Il faut dire qu'après toutes ces années, c'est surtout ça que voit Morad Hadbi, quand il regarde ses garçons: deux jeunes hommes travailleurs. Fini le temps où il s'inquiétait: vont-ils s'asseoir, marcher, courir? Et s'ils ne parlaient jamais?

Rien ne prédisposait pourtant ses fils, surtout l'aîné, Tarik, à un avenir aussi radieux. Rien ne prédisposait Tarik à un avenir tout court. Le jeune homme, né à 24 semaines de grossesse, a en fait été considéré comme mort. Mort-né. «J'ai eu de la chance.» Et comment. Certains, comme son père, diront plutôt qu'il est «miraculé».

Ils venaient à peine d'arriver d'Algérie, lui et sa femme, Hakima, enceinte avec un tout petit ventre, quasi imperceptible. Tous deux ingénieurs, les jeunes amoureux rêvaient d'un avenir meilleur. Or, voilà qu'Hakima perd ses eaux. Arrivée à l'hôpital, on lui dit qu'elle doit rester à l'horizontale, pour protéger son bébé. Quelques jours plus tard, à six mois de grossesse, le cordon ombilical commence à sortir.

«Le médecin de garde a pris le cordon dans ses mains, n'a pas senti de pouls, et m'a dit que le bébé était mort», se souvient Hakima. L'accouchement est donc aussitôt provoqué, le bébé sorti, puis posé dans une couchette, à l'écart.

Alors que Morad tente de consoler sa femme, sonnée par les événements, voilà qu'arrive une infirmière. À trois reprises, elle les invite à voir le bébé: il faut le voir, pour faire votre deuil, insiste-t-elle. «Madame, c'est bon, il est mort. Nous ne sommes pas Québécois, c'est un coup du sort, le destin, mektoub, comme on dit en arabe».

Au bout de la troisième fois, Morad finit par céder. Le poupon, «né» depuis près d'une demi-heure, est alors couché sur un petit lit, dans le couloir, à deux pas de la morgue de l'hôpital.

Ému par la vision de ce petit corps longiligne («il me ressemble!»), ce bébé miniature de moins de 900 g («fini à l'extérieur, mais non à l'intérieur»), voilà que Morad remarque que le petit a un hoquet: «Il bouge!» «C'est normal, ce sont ses derniers spasmes», explique l'infirmière.

Ce qui s'est passé entre cet instant et l'arrivée d'un spécialiste dans la salle d'accouchement, ils ne le sauront jamais. Toujours est-il que plusieurs minutes plus tard, alors que Morad est de nouveau au chevet de sa femme, un néonatologiste cogne à la porte pour leur annoncer toute une nouvelle: l'enfant est sous ultraviolets, dans un état «stationnaire». C'est le choc. Morad et Hamika refusent de le croire.

Plus de 100 jours d'hospitalisation et de nuits blanches plus tard, Tarik sort de l'hôpital. Un an plus tard, à exactement 24 semaines de grossesse jour pour jour, c'est au tour d'Amine de voir le jour. Et malgré toutes les mises en garde (le cervelet asymétrique, les ganglions au cerveau), les deux garçons, même s'ils ont marché et parlé un peu plus tard que la moyenne, se développent le plus normalement du monde. Et qui sait, peut-être même mieux. Tarik, qui passe ses week-ends à étudier, rêve aujourd'hui de devenir neurologue. Son petit frère? Radiologue.

«Un sauvetage raté»

Gabriel vient d'avoir 14 ans. On lui en donne à peine 8. Recroquevillé dans son fauteuil roulant, le garçon, atteint de paralysie cérébrale, de défience intellectuelle et handicapé des quatre membres, a pourtant un sacré sens de l'humour.

Car contre toute attente, alors que les pronostics étaient des plus pessimistes à sa naissance (à 26 semaines), il parle. «Je viens d'avoir 14», lance-t-il fièrement. Confortablement installé dans la cuisine d'un bungalow de Greenfield Park, aux côtés de son petit frère, Mathieu, 8 ans, qui fait ses devoirs, il s'apprête même à «travailler».

«Qu'est-ce que tu veux faire? lui demande sa mère.

- Devine, la taquine-t-il.

Je le sais. Tu veux déchiqueter.»

C'est son nouveau passe-temps, nous explique-t-elle. «Il dit que c'est son métier.»

Grâce à cette machine à déchiqueter le papier, Gabriel arrive à s'occuper tout seul. C'est la découverte de l'année, une grande victoire, qui offre à sa mère de rares et précieux moments de répit.

Car «Gabriel ne se voit pas handicapé», chuchote Sylvie Dubois, sa dynamique maman, chez qui rien, mais rien de rien, au premier abord, ne laisse deviner le drame qui l'habite depuis les 14 dernières années.

Les plaies sont pourtant encore bien ouvertes. Elle raconte sans se faire prier son accouchement prématuré, provoqué par une grave complication (syndrome HELLP), ses premiers mois à l'hôpital où elle cherchait sa place («je me sentais de trop»), ce pénible épisode où, un matin, une infirmière a refusé de la laisser changer la couche de son garçon («il est bien trop fragile!»). Vrai, de ses 750 g à la naissance, il n'en pesait plus que 560. Mais quand même...

Non, Gabriel n'a rien d'un «miraculé». «Ça a été un sauvetage raté.»

Elle se souvient du verdict, assommant, quelques mois après sa sortie de l'hôpital: paralysie cérébrale sévère. Son bébé, son garçon, ne parlerait peut-être jamais, ne marcherait jamais, bref, ne serait jamais capable de fonctionner dans la vie.

«J'en ai pleuré un coup!»

Elle raconte, surtout, la fatigue extrême qui ne l'a jamais quittée, les premières années. Les rendez-vous chez les spécialistes, les nuits passées à bercer («je n'ai plus de dos, j'ai ruiné ma santé») et à bercer encore son bébé.

Elle explique sa deuxième grossesse («j'avais besoin de vivre quelque chose de positif») et enchaîne avec sa dépression, qui l'a mise en arrêt de travail quatre fois en 10 ans. La dernière fois, elle a quitté son mari et est partie neuf mois.

Où ça?

«Dormir».

Et l'avenir? «Gabriel n'en a pas. Quand j'ai rédigé mon testament, je ne savais pas à qui le confier, dit-elle, les yeux rouges d'émotion. Là, il n'y a personne.»