Andrée Genois (nom fictif) ne l'a dit à personne. Elle s'est levée ce matin, a attaché ses cheveux, enfilé un manteau sport et pris l'autobus pour se rendre à la clinique Izba Médic, sur René-Lévesque. Dans quelques minutes, Claude Léveillé, son chirurgien plastique, allumera sa machine, lui dira que tout va bien aller, et aspirera sa culotte de cheval.  

Est-ce qu'une liposuccion la rendra plus heureuse? Elle pense que oui. À 35 ans, cette psychothérapeute aux grands yeux bruns a décidé qu'elle en avait assez de tous ces régimes qui ne fonctionnent pas malgré sa discipline. De cette heure et demie quotidienne à s'entraîner en pensant aux calories brûlées. Des regards qui butent sur l'ampleur de ses hanches. «C'est une partie de mon passé que je laisse derrière moi», confie-t-elle, la voix nouée, avant d'entrer dans la salle d'opération. Cherchez autour de vous, et il y a de fortes chances que vous connaissiez quelqu'un comme Andrée qui s'est fait opérer pour avoir une plus jolie silhouette, une poitrine rebondie, des lèvres pulpeuses, un nez plus fin, des fesses bombées, un pénis plus long, un visage rajeuni... La liste est longue! Et si ce n'est pas un membre de votre famille, un ami ou un collègue, c'est peut-être votre banquier ou la personne qui attend à côté de vous le signal pour traverser la rue.

Longtemps un luxe réservé aux plus fortunés et aux vedettes d'Alerte à Malibu, la chirurgie plastique est maintenant à la portée de tous les Québécois qui renoncent à un ou plusieurs voyages dans le Sud. Il n'existe pas de statistiques exhaustives sur le nombre d'interventions pratiquées au Québec, ni même au Canada. Mais en supposant que la tendance suive celle de nos voisins américains - où le marché a explosé de 457 % en 10 ans, d'après American Society for Aesthetic Plastic Surgery - ça peut donner une idée.

Au Canada, la société de financement médical Medicard a mené une enquête dans tout le pays en 2005 pour mieux connaître qui s'offrait des chirurgies esthétiques et des opérations dites non invasives, comme des injections de Botox.

Surprise, les baby-boomers ne sont pas les plus remodelés. D'après les médecins sondés, 72 % de patients sont âgés entre 35 et 50 ans. La deuxième tranche d'âge le plus importante se situe entre 19 et 34 ans, suivi par les plus de 50 ans et les moins de 18 ans.

Comme pour la consommation de produits de beauté, les femmes dominent le marché. Elles comptent pour 83,5 % des interventions, contre 16,5% pour les hommes. Mais dans le prochaines années, l'écart s'amenuisera de plus en plus, anticipe Ann Kaplan, présidente de Medicard. «Les hommes, dit-elle, ne veulent pas ressembler à des grands-pères à côté de leurs femmes.»

Si autant de gens se rendent dans les cabinets de chirurgie esthétique, ce n'est pas seulement à cause des mannequins Louis Vuitton. C'est connu, les femmes plantureuses à la Botero ont déjà été l'incarnation de la beauté. Le corps idéal a varié d'une époque l'autre, mais son obsession est aussi vieille que la civilisation.

Un teint à l'arsenic !

Les nobles médiévaux buvaient de l'arsenic pour améliorer leur teint ; les Américains du 18e siècle recherchaient l'urine des jeunes hommes pour enlever leurs taches de rousseur ; les femmes victoriennes se faisaient retirer des côtes pour avoir une taille de guêpe ; au début du 19e siècle, les immigrants irlandais qui arrivaient à New York se faisaient faire un nez « anglais» pour ressembler davantage aux Américains, comme les Juifs à Berlin se faisaient faire un nez «grec» pour se fondre aux Allemands.

Dans son livre Making the Body Beautiful, a Cultural History of Aesthtic Surgery (une référence en la matière), l'historien américain Sander L. Gilman explique que la chirurgie esthétique a un tel attrait universel parce qu'elle permet aux gens de faire partie du groupe auxquels ils veulent s'identifier.

L'évolution récente, c'est qu'«on a atteint un point dans les 20 dernières années où la chirurgie esthétique est passée de quelque chose de vaniteux à quelque chose qui fait partie de la façon dont nous maintenons une apparence appropriée pour notre âge», explique M. Gilman au téléphone, de l'Université Emory, à Atlanta, où il est responsable du programme d'études en psychoanalyse.

Un rêve à la Frankenstein

Bien sûr, certains pensent encore qu'il y a seulement les m'as-tu-vu et ceux qui détestent leur corps parce qu'ils se sont fait laver le cerveau par la société qui optent pour la chirurgie esthétique, raille M. Gilman dans une lettre d'opinion signée dans le New York Times. D'habitude, poursuit-il, ceux-là considèrent aussi que toute chirurgie qui n'est pas «correctrice» (recoller les oreilles ou réduire la taille des seins, par exemple) «est l'accomplissement d'une sorte de rêve à la Frankenstein.»

Andrée Genois, en tout cas, assure qu'elle ne fait partie d'aucune de ces catégories. Sa silhouette en forme de poire, elle veut s'en débarrasser depuis l'enfance. Au primaire, des garnements s'amusaient à la talonner en imitant la démarche de l'Ours A&W. «Ils me suivaient en chantant bodoum-bodoum, se souvient-elle. J'ai été vraiment humiliée.»

À force d'éplucher la section croissance personnelle chez Renaud-Bray, de fouetter son estime de soi et de courir pour perdre du poids, Andrée a aujourd'hui le sentiment d'être mieux dans sa peau. L'ennui, c'est que même avec 50 livres en moins et plus d'aplomb, sa culotte de cheval est toujours là quand elle se regarde dans le miroir.

Ou plutôt, elle était. Il y a six jours que le Dr. Léveillée lui a retiré un litre de gars. Le résultat n'est pas encore parfaitement visible, et il ne le sera pas avant plusieurs mois. Pour le moment, Audrey a les cuisses enflées. Elle doit porter une sorte de cuissard encore une vingtaine de jours. Mais après quarante-huit heures, elle a eu le droit de l'enlever. Et s'est regardée dans le miroir. «J'étais contente, dit-elle. Je ne regrette pas mon choix. Je me dis que ça va être pour le mieux après.»

Plus heureux ?

C'est la grande question - est-ce que la chirurgie esthétique rend plus heureux? En 2001, Véronique Gagnon s'est fait faire une liposuccion. La jeune femme était loin d'être obèse, mais elle voulait être mieux roulée dans son bikini. «C'était un caprice», dit-elle. Sept ans plus tard, elle n'est pas devenue Miss Univers, mais elle est drôlement fière dans son maillot.

Posez la question à vos connaissances qui sont passés sous le bistouri, et ils vous diront probablement la même chose que Véronique - pourvu que l'opération se soit bien déroulée. Des études de partout dans le monde suggèrent que les effets de la chirurgie esthétique sont positifs, à la fois pour l'image de soi et, parfois, pour la qualité de vie.

Mais les mêmes études ont également identifié un tas de facteurs qui conduisent les gens à être malheureux. Ceux ont fait de l'anxiété ou des dépressions et qui ont des attentes irréalistes, notamment, sont plus à risque. «Si vous pensez qu'une opération va changer votre vie, que vous allez vous marier et hériter de millions de dollars, ça ne vous rendra probablement pas heureux, illustre Sander Gilman. Mais si l'objectif est de diminuer les poches en dessous de vos yeux, ça va sûrement vous rendre heureux.»

Tout n'est pas possible

Les chirurgiens reçoivent d'ailleurs de plus en plus de clients avec des attentes irréalistes, grâce à des téléréalités comme Extreme Makeover. «Ça, c'est la plus grande nuisance pour la chirurgie esthétique, déplore le Dr. Léveillé. Les gens, ils voient ça à la télévision et se disent, tout est possible!».

Le chirurgien plastique, qui en plus d'opérer chez Izba Médic, est copropriétaire de la clinique de chirurgie esthétique du Québec Métropolitain à Lévis, se souvient d'une femme qui est venue le voir pour quatre opérations à la fois. «Elle voulait son facelift, les paupières, une prothèse au niveau du menton et elle voulait qu'on lui fasse les seins en même temps. C'est pas loin de l'extrême, ça... Je l'ai refusée. Elle est allée ailleurs.»

Lorsqu'ils sont insatisfaits de leur chirurgie, les patients ont tendance à se lancer dans des opérations répétées, à faire des dépressions, à se chicaner avec leur famille, à s'isoler et adopter des comportements autodestructeurs, révèlent plusieurs recherches. Souvent, ils sont aussi très frustrés contre le chirurgien et son équipe.

Près de quatre refus sur cinq

Pour éviter les problèmes, les cliniques doivent sélectionner rigoureusement leur clientèle, souligne le chirurgien plastique Alphonse Roy, de la clinique du même nom, à Québec. «On est sur le qui-vive, on est très attentionné à évaluer les gens, on passe beaucoup de temps à les écouter, à essayer de savoir qui ils sont, à savoir ce qu'ils ont derrière la tête». Le spécialiste affirme qu'il refuse près de quatre clients sur cinq.

Avant son opération, Andrée Genois ne s'imaginait pas ressortir de chez Izba Medic avec la taille de Nicole Kidman. Mais elle avait pris ses mensurations et elle est maintenant ravie de voir qu'il y déjà une différence. Le plus dur sera d'en parler. Ses proches ne sont pas encore au courant. Mais elle ne regrette pas d'avoir gardé le secret de sa liposuccion. «Je ne voulais surtout pas que quelqu'un me dise, fais le pas, t'es belle comme ça.»