Un moment, elles agissent en super héros et, l'instant d'après, elles creuseraient leur tombe. Littéralement. Hypersensibles, les personnes souffrant d'un trouble de personnalité limite ont longtemps été les grandes incomprises du système de santé. Elles sont mieux accompagnées aujourd'hui, mais leur parcours n'en est pas moins sinueux.

Le parcours de Catherine

Portant une chemise mauve et des boucles d'oreilles agencées, Catherine Dupré est arrivée à l'heure pile à notre rendez-vous dans un café de Rosemont, à Montréal. La jeune femme de 37 ans, qui travaille dans le milieu communautaire, nous a raconté le chemin qu'elle a parcouru avant de recevoir un diagnostic de trouble de la personnalité limite (TPL), en 2013.

«Les scientifiques disent que le TPL apparaît vers l'adolescence, mais dans mon cas, j'ai bien l'impression que c'est arrivé avant ça. Jeune, on pensait que j'étais autiste. Je faisais des crises de colère dès que ça dérogeait de ce à quoi j'étais habituée - et ma soeur en a payé les frais, malheureusement. Je cassais beaucoup de choses, je lançais des trucs. Mon environnement était instable. Juste de dire que ma garde légale a été confiée à mes grands-parents quand j'avais 6 ans... ça explique tout. Très jeune, j'ai commencé à combler avec la nourriture.

«Au secondaire, ma grand-mère aurait pu me mener à l'école, mais je préférais me lever seule, à 5 h du matin, et partir à pied pour arriver tôt à l'école, quand il n'y avait personne. J'avais besoin de me préparer à affronter les gens. J'étais bien toute seule, dans ma tête. Quand j'étais confrontée aux gens, c'était le réel: c'était difficile. J'avais tellement peur d'être abandonnée que je ne m'approchais jamais. J'ai été caméléon toute ma vie. J'étais incapable de dire ce que je pensais vraiment par peur de déplaire, par peur de ne pas être aimée.

«J'ai eu beaucoup d'idées suicidaires au secondaire. J'ai fait une tentative en 5e secondaire. Ce désir de mort là, ç'a été présent longtemps, très longtemps. Une souffrance, un sentiment de ne pas cadrer dans rien. Que la vie est trop lourde à porter et que je suis aussi bien d'arrêter ça là.»

«J'ai eu des épisodes dépressifs certaines années. Je savais que quelque chose ne marchait pas, mais quoi? J'ai fait des thérapies. Même au secondaire, j'allais voir le thérapeute de l'école, mais je ne savais pas ce que j'avais.»

«À 28 ans, j'ai atterri dans un groupe d'entraide pour l'hyperphagie. J'ai commencé à apprendre à gérer mes émotions. Je pensais que la solution était trouvée, que j'allais être bien tant que je n'outremangeais plus. Mais j'ai comblé le vide en développant une relation malsaine avec une personne du groupe. J'ai dépassé beaucoup de limites par désir d'amour. Je me sentais importante parce que cette personne-là m'aimait. C'était de la dépendance affective. Ç'a été aussi ça dans mes relations amoureuses: quelqu'un t'aime, tu le prends, même si tu ne l'aimes pas, même si ça ne fitte pas.

«Quand la relation avec la personne du groupe d'entraide a commencé à dégénérer, je me suis retrouvée au même point où j'étais 20 ans plus tôt. L'hyperphagie a commencé à revenir. [...] Au travail, j'ai pété ma coche contre la boss et j'ai perdu ma job. Quelque chose ne marchait pas. Il fallait trouver la solution. Je suis allée aux urgences de Louis-H [Institut universitaire en santé mentale de Montréal].»

«J'ai eu le diagnostic le jour de ma fête, fin mars 2013. Ç'a été une délivrance. Je ne suis pas folle. J'ai réellement un problème. À Louis-H, pendant deux ans et demi, j'ai fait une thérapie comportementale dialectique, en groupe.»

«Ce que j'ai aimé de cette approche, c'est qu'on arrête de nous psychanalyser; c'est très concret, on nous apprend des habiletés à appliquer dans notre vie quotidienne. Par exemple, quand on est en colère, une habileté nous apprend à baisser carrément notre température: tête dans le congélateur, douche froide... Ça permet d'arrêter et d'intérioriser; 95 % du temps, il y a une autre émotion derrière la colère, mais la colère prend tellement de place que tu n'arrives pas à voir l'autre émotion.

«En fin de thérapie, en 2015, on m'a dit que j'avais perdu le diagnostic de TPL. Le perdre ne signifie pas que c'est réglé : ça veut dire que je suis fonctionnelle. Si je ne fais pas attention, si je maintiens des relations malsaines, si je ne mets pas mes limites, si je ne prends pas le temps de m'introspecter, ça peut revenir. Comme de fait, j'ai commencé une thérapie privée un an après avoir fini à Louis-H. Il y a des trucs en thérapie de groupe que tu ne peux pas régler, comme les relations familiales, intimes.

«Avant, j'avais l'illusion qu'il fallait toujours être heureux. Mais ce n'est pas ça, la vie. Il y a des hauts et des bas, et c'est comme ça. Pourquoi je dis que je vais bien aujourd'hui ? Parce que j'arrive à tolérer les émotions pas agréables. [...] J'accepte qui je suis, avec mes bons et mes moins beaux côtés. Ç'a de beaux côtés, cette intensité-là! J'ai une capacité à comprendre l'émotion de l'autre. Je vois le soleil et je m'émerveille. Je suis une personne idéaliste. Et quand je m'investis, je m'investis à fond. Mon employeur actuel est bien content! [rires]»

Les mal-aimés du système

Le trouble de personnalité limite peut être bien difficile à comprendre pour ceux qui ne le vivent pas au quotidien. Petit guide pour y voir plus clair.

Tout ou rien

Hypersensibles et intenses, les personnes souffrant d'un trouble de personnalité limite (TPL) vivent dans un quotidien en montagnes russes. Et leurs proches aussi. «C'est tout blanc ou tout noir, ce qui amène un certain clivage entre elles et les autres. Oui, on a tous des périodes où l'on est plus instables dans notre humeur, mais chez elles, c'est un élément très présent», explique tout d'abord le Dr Pierre David, chef médical du programme des troubles relationnels et de la personnalité à l'Institut universitaire en santé mentale de Montréal.

Résultat: même si elles peuvent soulever des montagnes et défendre la veuve et l'orphelin, les personnes qui souffrent d'un TPL connaissent des émotions négatives tout aussi intenses... souvent dans une même journée, dans une impuissance totale. Difficile, dans ce contexte, de garder un amoureux, ou un emploi. «Ce sont des gens qui ont tendance à s'automutiler pour diminuer cette espèce de tension interne, pour sentir ou ne plus ressentir quelque chose», explique Andrée Daignault, psychiatre à l'hôpital du Sacré-Coeur et à l'Institut Douglas.

À bout de souffle, près de 80 % des patients TPL ont des comportements suicidaires. «La tragédie, c'est que tel que je suis, je ne suis pas acceptable, je vais être rejeté. Il y a une énorme honte et une peur du rejet, une peur de l'abandon», expose Monique Bessette, psychologue et directrice de l'Institut Victoria.

Difficiles à aider

Or, même lorsqu'elles reçoivent un diagnostic et qu'elles sont prises en charge, les personnes avec un TPL viennent souvent chercher les médecins et les psychologues dans leurs derniers retranchements. «Elles sont agressives, on a l'impression qu'elles jouent sur le suicide, elles sont très instables avec les équipes de traitement, elles nous menacent de poursuites... tellement qu'à un moment donné, certains professionnels vont se tenir à l'écart!», résume le Dr David, qui ajoute du même coup qu'aujourd'hui, plusieurs professionnels de la santé excellent tout de même dans l'art d'accompagner ces patients.

Encore faut-il être préparé et - surtout - formé. «Il faut qu'on soit capable de supporter qu'un client nous idéalise, nous dénigre, exige de nous des miracles, nous déteste et nous accuse d'empirer son cas», dit Monique Bessette, qui souligne au passage le manque de formation des professionnels à ce sujet malgré la prévalence du trouble.

«Ce sont des gens qui se tirent dans le pied sans faire exprès. Ils sont hyper attachants - ils ne sont juste pas faciles au premier abord.»

Pas un trouble bipolaire

Le trouble de personnalité limite a aussi longtemps été confondu avec le trouble bipolaire. Or, les changements d'humeur d'une personne «TPL» varient dans la même journée, voire la même heure. Pour leur part, les personnes bipolaires vivent des hauts et des bas prolongés.

«Dans le trouble bipolaire, la fluctuation de l'humeur est beaucoup plus neurobiologique, tandis que dans le TPL, cette fluctuation est très réactive aux événements; ils reçoivent un appel, un texto, et l'humeur change», relate la Dre Andrée Daignault.

De plus, la bipolarité se traite avec des médicaments... ce qui n'est pas le cas du TPL. De la médication peut toutefois être donnée pour diminuer certains symptômes, comme l'impulsivité ou la dépression.

D'où vient ce trouble?

Le trouble de personnalité limite est-il le fruit d'un milieu familial déficient? «Les éléments d'abus et de négligence sont des éléments prédisposants, mais ils ne sont pas suffisants pour le créer», explique le Dr David. Ainsi, dit-il, il est possible qu'une personne ait vécu une enfance et une adolescence paisibles, et qu'elle développe malgré tout un TPL. Le médecin explique que le tempérament d'une personne peut, à la base, faire en sorte qu'un enfant se montre plus sensible aux variations de son environnement. Si on le place dans un climat plus difficile, «on a un package plus favorable à l'apparition du TPL», précise le spécialiste, en soulignant toutefois que les causes peuvent être multiples. «On stigmatise beaucoup moins les familles aujourd'hui», précise-t-il.

Le soutien affectif et émotionnel que la personne a reçu pendant l'enfance joue pour beaucoup, mais «il ne faut pas mettre tout le poids sur le facteur de l'attachement, estime Monique Bessette. Il y a aussi ce qui se passe après: l'intimidation à l'école, par exemple, c'est un facteur reconnu».

De l'espoir

Une approche de psychothérapie dite «à court terme» peut amener les personnes souffrant d'un trouble de personnalité limite à améliorer leur état, selon le Dr Pierre David. L'objectif: dans des rencontres de groupes et individuelles, les personnes TPL sont amenées à reconnaître leurs défis, et surtout, les situations dans lesquelles elles ont un comportement problématique. «Dans telle situation, j'ai eu tel type de comportement, donc qu'est-ce que je peux mettre en place comme stratégie pour ne pas être impulsif, agressif, faire de l'automutilation, etc. On apprend à moduler l'émotion en comprenant mieux que ce l'on vit», résume le Dr David. «On a aujourd'hui des perspectives de traitements beaucoup plus encourageantes que ce qu'on connaissait il y a 15 ou 20 ans», explique-t-il.

Selon Monique Bessette, le traitement complet du trouble de la personnalité requiert toutefois une démarche à long terme. «Le développement psychologique, le développement affectif, la reprise du développement des fonctions de la personnalité n'est pas un processus cognitif; ça passe à travers les transactions affectives de la relation thérapeutique», dit-elle.

Photomontage La Presse

Entre héros et bourreau

À Laval, la psychiatre Claire Gamache et l'infirmière Natalie Ménard ont développé une expertise pour diagnostiquer et traiter les patients aux prises avec le trouble de personnalité limite (TPL). À leurs yeux, il manquait toutefois une ressource pour accompagner les femmes en marge de leur traitement.

Avec l'aide d'autres professionnelles et de bénévoles, elles travaillent actuellement à la création de la Maison 100 limites, un lieu de séjour et de partage pour les femmes aux prises avec un TPL.

Cette maison n'est pas encore construite, mais déjà, tous les mardis, des femmes se réunissent dans des locaux qui leur sont prêtés. Pas question de ne parler que de TPL: elles organisent des activités pour socialiser et elles s'investissent elles-mêmes dans le rêve d'amasser les fonds suffisants pour concrétiser leur projet. Elles y trouvent en attendant un endroit où elles peuvent être elles-mêmes.

La semaine dernière, tout juste avant une soirée de jeux de société animée, La Presse a rencontré quelques-unes de ces femmes.

Qu'est-ce que vous venez chercher ici, exactement?

Véronique: Toute ma vie, j'ai fonctionné sans savoir ce que j'avais. J'ai réussi à mettre en place des mécanismes de défense pour passer au travers de la vie, mais ça vient de me péter dans la face. [...] Venir ici, ça m'aide beaucoup à passer au travers. À me comprendre.

C'est un long processus?

Véronique: C'est l'enfer.

Sophie*: On est différentes. Différentes dans tout ce qu'on dit, dans tout ce qu'on fait, dans tout ce qu'on est ! Le monde te regarde de travers quand tu es TPL ! On monte dans les rideaux! En tout cas, moi, je suis excessive. Je le vois des fois qu'il faut que je me calme le pompon... Je ne peux pas être moi-même.

Vanessa: C'est épuisant comme trouble. On est toujours dans les extrêmes. Par exemple, souvent, le matin, je veux sauver le monde et le soir, je veux mourir. On se fait souvent reprocher de se présenter à l'urgence avec l'envie de mourir. Ils nous retournent à la maison parce qu'il n'y a rien à faire avec nous... Ils disent qu'on est TPL, que ça va passer. Dans le moment, par contre, l'envie de mourir est sérieuse! C'est comme si on était notre propre héros et notre propre bourreau en même temps.

Sophie: Les gens ne comprennent pas pourquoi je veux me suicider. Mais ils ne comprennent pas ce vide que j'ai en dedans...

Vanessa: Exact. Moi, c'est comme si j'avais le corps brûlé à la grandeur. Que tu me touches pour me flatter ou que tu me touches pour me donner une claque, ça me fait la même affaire. Ça crée une espèce de tempête!

C'est difficile d'expliquer ce que vous vivez à vos proches?

Stéphanie: On ne le comprend pas nous-mêmes, des fois. Ça fait deux ou trois ans que j'ai le diagnostic, et je ne suis pas certaine que ma famille le comprenne. Oui, on connaît les TPL plus explosives, mais moi, je suis tout le contraire. [...] Un jour, tu te ramasses à l'urgence, et personne ne l'a vu venir.

Marie-Claude Messier (intervenante): On l'a dit souvent, il y a 50 nuances de TPL...

Vanessa: C'est peut-être pour ça qu'on n'a pas de ressources adaptées! C'est un trouble tellement large...

Au quotidien, ce doit être difficile...

Sophie: J'ai perdu mon emploi après 15 ans de services. Je me souviens, quand je devais aller rencontrer ma patronne dans son bureau, même pour une banalité, j'en avais pour 48 heures à m'en remettre!

Vanessa: Quelqu'un de normal qui a de la peine... il a de la peine. Moi, j'ai de la peine de la racine des cheveux jusqu'aux orteils! C'est la même chose quand c'est quelque chose d'heureux! Il faudrait que je saute en parachute tous les jours!

Marie-Claude Messier: Pour être passées à travers tout ça, les filles ont des forces et des compétences phénoménales. Ce sont des filles créatives et convaincantes! L'énergie pour sauver le monde, il y en a! On regarde comment on peut utiliser ces forces-là pour recréer le noyau qu'elles n'ont pas eu.

Des forces qui vous aident dans le projet de Maison 100 limites?

Vanessa: En tout cas, si tu as besoin que je donne 100 % de moi-même, moi, je vais t'en donner 180 %, 200 %! Mais ma force est aussi ma faiblesse.

Véronique: On est hypersensibles. [...] Je peux voir si quelqu'un va péter sa coche même si tout a l'air de bien aller! Ici, je vois qu'il y en a beaucoup qui ont ce sixième sens!

Vanessa: J'ai hâte qu'on ait notre propre maison! Je n'y croyais pas, au départ, parce que personne ne veut travailler avec nous autres. Ils nous voient à l'urgence et ils se disent: «Ah non! pas encore une!» Ils ne savent pas quoi faire avec nous!

Marie-Claude Messier: Tu veux dire qu'on va te référer à une place pour traiter la dépendance, une autre pour traiter ton estime et tes traumatismes... Tu n'es jamais vraiment à ta place quelque part. Il faut penser à une place où l'on répond à toutes ces fragilités en même temps.

Stéphanie: Oui! Ici, c'est la première fois de ma vie où l'on me fait confiance et où on mise sur mes forces. Je me sens à ma place. J'avais peur qu'on me demande juste de faire des choses parce que je suis TPL...

Comme quelque chose de faux?

Stéphanie: Oui. J'ai besoin de savoir que ce que je fais c'est vraiment utile. Maintenant, je canalise mon énergie dans quelque chose de positif. C'est quand même fou: depuis que je viens ici, je ne suis pas retournée une fois à l'hôpital. Avant, j'étais là tous les deux mois environ.

Vanessa: Les blessures sont là, mais on choisit de ne pas les raviver tout le temps. On fait autre chose.

Véronique: En fait, on travaille nos forces!

___________________________________________________________________________________

* Toutes les femmes rencontrées ont témoigné sous leur vrai prénom, à l'exception de Sophie.

Photomontage La Presse