Les images de succulentes pâtisseries, de burgers dégoulinants de fromage et de risotto crémeux ne font pas que mettre l'eau à la bouche. Elles pourraient aussi inciter le cerveau à succomber à des aliments riches en matières grasses... même en l'absence de faim.

LES YEUX PLUS GROS QUE LA PANSE

Qu'on soit foodie ou non, il ne se passe guère une journée sans qu'on soit exposé à des images de nourriture. Ici, un chef au petit écran qui cuisine une bavette de veau à l'apparence bien juteuse. Là, une photo d'un fondant au chocolat au coeur coulant publiée sur Instagram. Et une avalanche de livres et de magazines consacrés à la cuisine qui offrent un concentré d'illustrations hyper léchées à faire saliver.

C'est ce que les anglos appellent le food porn ou le gastroporn : des plats appétissants immortalisés sous un éclairage flatteur et magnifiés de manière à exciter les papilles sans les assouvir. Les zyeuter avec gourmandise semble un geste bien innocent. Après tout, on ne fait que regarder. Pas si vite ! « Le food porn n'est pas sans danger », rétorque Charles Spence, professeur de psychologie expérimentale, joint à son bureau de l'Université d'Oxford en Angleterre.

« De telles images consommées à répétition pourraient exacerber notre désir de manger, même en l'absence de faim, nous pousser à manger plus que de raison et, ultimement, nous faire grossir. » - Charles Spence, professeur de psychologie expérimentale à l'Université d'Oxford

Spécialiste des perceptions multisensorielles liées à l'alimentation, Charles Spence est arrivé à cette conclusion après avoir passé au crible des dizaines d'études sur les répercussions d'images de nourriture sur le cerveau et les réponses psychologiques et physiologiques qui s'en suivent. Il a publié ses résultats en octobre dernier dans la revue scientifique Brain and Cognition.

LE POUVOIR DE LA FAIM VISUELLE

« L'action de se nourrir implique tous les sens, particulièrement celui de la vue, rappelle le professeur. À l'époque des chasseurs-cueilleurs, le cerveau était déjà habitué, par instinct de survie, à repérer les rares aliments caloriques capables de sustenter les hommes jusqu'à leur prochain repas. C'est la faim visuelle : un désir naturel de chercher à voir de la nourriture. L'ennui, c'est que cette faim visuelle est demeurée la même au fil des époques et se trouve aujourd'hui surstimulée par le food porn. »

Lorsque les yeux se posent sur une image de nourriture, le cerveau s'excite de telle façon qu'on remarque une augmentation de 25 % du flux sanguin. Différentes zones s'activent : les régions du cortex préfrontal associées au goût et à l'odorat, le système de récompense dans le cortex orbitofrontal - visant la satisfaction des besoins fondamentaux comme manger, boire et se reproduire - et, étrangement, des mécanismes liés à la prise de décision et à la maîtrise de soi.

« Concrètement, toutes sortes de pensées se bousculent dans le cerveau, explique Charles Spence. On se met à évaluer les aliments. On imagine leur goût, leur odeur, leur texture. Puis, on se dit qu'on aimerait vraiment y goûter, mais en même temps, on se retient. On peut présumer que c'est en raison de la course au poids santé. »

L'abondance d'images de nourriture alléchante finit toutefois par épuiser notre retenue et on craque non pas pour la carotte, mais pour le morceau de gâteau au chocolat. « Des études montrent que les individus les plus exposés au food porn ont tendance à choisir les aliments les moins bons pour la santé », indique le professeur Spence.

Cela est particulièrement vrai chez les personnes obèses ou en surpoids. Leur cerveau est davantage titillé par les illustrations d'aliments riches en matières grasses que celui des individus affichant un indice de masse corporelle normal. « Chez les gens obèses, la tentation se révèle aussi forte qu'ils soient affamés ou non », ajoute le chercheur.

LUTTER CONTRE L'INFLUENCE DES IMAGES

Invitée à commenter l'étude, la nutritionniste Guylaine Guevremont estime qu'« il est vrai que l'être humain est fait pour avoir une attirance visuelle pour la nourriture ». « Ce n'est pas pour rien qu'on dit souvent avoir les yeux plus gros que la panse », ajoute la fondatrice de la clinique Muula, spécialisée dans les problèmes de poids, d'image corporelle et de troubles alimentaires.

Selon elle, l'engouement pour le sujet est symptomatique d'une société prônant la minceur à tout prix et les régimes. « Nous sommes dans un état constant de privation et on compense avec ces images, observe-t-elle. Pourtant, ce n'est que du vide. C'est triste. »

Peut-on combattre l'ascendant du porno alimentaire ? Non, répond Charles Spence.

« La faim visuelle domine notre volonté. Dès qu'on croise une image de food porn, le processus s'enclenche dans le cerveau avant même qu'on s'en aperçoive », dit-il.

Que faire, alors ? Placer les magazines de cuisine sur la même tablette que les revues pornos ? « Ce serait un peu extrême, et de toute façon, ça ne changerait rien, affirme-t-il. L'industrie alimentaire devient de plus en plus ingénieuse dans sa façon de capter l'attention des consommateurs. »

Ironiquement, Charles Spence participe à ce phénomène, lui qui étudie depuis des années comment l'environnement module l'expérience gastronomique. Il a découvert entre autres que la mousse de fraise semble plus sucrée si elle est servie dans un bol blanc plutôt que noir et qu'une croustille est perçue plus fraîche si le craquement qu'elle émet sous la dent est plus fort et plus aigu. Des résultats dont raffolent les géants de l'industrie comme Unilever, un des bailleurs de fonds des travaux de Charles Spence.

« Peut-être qu'à l'avenir, mes recherches m'amèneront à trouver des façons de détourner le food porn en présentant la nourriture saine de façon plus attrayante », avance-t-il. Le chercheur a déjà commencé à le faire avec sa fameuse expérience de l'assiette de Kandinsky : une salade disposée de manière à reproduire fidèlement une oeuvre du peintre russe goûtait meilleur selon les participants de l'étude - qui étaient aussi prêts à payer plus cher pour manger ce plat.

Guylaine Guevremont ne partage pas l'avis du professeur Spence. « Il ne sert à rien de diaboliser le food porn, parce qu'on a déjà toutes les ressources nécessaires en nous pour ne pas y céder à tout bout de champ, affirme-t-elle. Il s'agit d'écouter et de respecter les signaux de faim et de satiété, c'est-à-dire manger quand on ressent un creux dans l'estomac et arrêter de manger lorsqu'on n'a plus faim. Ce n'est pas une règle ou un régime, mais une façon de vivre. En étant mieux branché sur notre corps, on pourra enfin prendre ces images pour ce qu'elles sont : de simples images. »

L'ORIGINE

Contrairement à ce qu'on pourrait croire, le terme food porn n'est pas né avec l'avènement des médias sociaux. On recense la première mention d'une expression semblable, le gastro porn, en 1977 ! Un journaliste du New York Review of Books emploie alors ces mots pour décrire les photos d'un livre de cuisine du grand chef français Paul Bocuse.

Le food porn resurgit en 1984 sous la plume de l'auteure et journaliste Rosalind Coward. Dans son ouvrage Female Desire, elle affirme que la nourriture mise en valeur dans les magazines féminins est de la « food pornography », car elle provoque un sentiment de plaisir coupable semblable à celui de la pornographie.

À partir des années 90, on évoque le food porn pour qualifier des publicités s'attardant aux courbes, aux couleurs et aux textures des produits alimentaires de façon sensuelle, pour ne pas dire parfois érotique. La chaîne britannique Marks & Spencer est un cas d'école avec sa campagne publicitaire « Not just any food » lancée en 2005-2006 : des plats y sont filmés de façon langoureuse et décrits par une actrice à la voix chaude.

Marks & Spencer a mis un terme à sa campagne à la suite de la récession de 2008. L'année dernière, la chaîne a renoué avec le food porn en diffusant des publicités qui n'ont rien à envier à la première mouture. À regarder à vos risques et périls !

SURABONDANCE D'IMAGES

On trouve le porno alimentaire un peu partout : à la télé, sur papier glacé, sur les panneaux publicitaires, mais surtout sur les réseaux sociaux où les photos de malbouffe surpassent de loin celles mettant en vedette des légumes. Voici quelques chiffres qui ont de quoi donner une indigestion.

LES PLUS POPULAIRES 

• 19,5 millions éclaboussures de condiments

• 14,4 millions tartes

• 13,5 millions grignotines salées

• 11,7 millions crème glacée



LES MOINS POPULAIRES


• 56 700  choux de Bruxelles

• 319 000  grenades

• 408 000  betteraves