Les attentats de Paris ont fait 129 morts, 352 blessés et des centaines, voire des milliers de témoins. Quand on côtoie l'horreur, ça laisse des traces. Entrevues avec quatre Québécois qui l'ont vécue et avec une psychologue spécialisée dans le traitement du stress post-traumatique.

«NE T'INQUIÈTE PAS, BÉBÉ»

«Don't worry baby. It's ok. You've been shot.» (Ne t'inquiète pas, bébé. C'est correct. On t'a tiré dessus.) Ce sont les premiers mots que Kathleen Dickson a dits à sa fille Meaghan, 18 ans, après que celle-ci se fut effondrée au sol, atteinte par deux projectiles devant l'entrée du collège Dawson.

«Ce sont les mots les plus stupides qui soient jamais sortis de ma bouche», résume Kathleen Dickson, attablée dans sa cuisine, dans l'arrondissement de LaSalle. À côté d'elle, Meaghan Hennegan, 27 ans, s'esclaffe en regardant sa mère.

Kathleen Dickson a le sens de l'humour aiguisé. Mais plus tard, au cours de l'entrevue, ses yeux bleu clair s'embueront lorsqu'elle parlera des conséquences encore palpables de ce jour de septembre 2006.

Ce jour-là, elle accompagnait sa fille à un rendez-vous en clinique d'ophtalmologie de l'Hôpital de Montréal pour enfants. Fidèle à son habitude, Kathleen Dickson était arrivée très en avance. Sa fille avait donc proposé d'aller voir des copains au collège Dawson, en face.

La mère et la fille discutaient avec deux personnes à l'entrée du collège lorsque le tueur s'est présenté, vêtu d'un long manteau.

«La prochaine chose que j'ai su, j'étais au sol, confuse», résume Meaghan Hennegan, atteinte au bras et à la fesse. Sa mère s'est accroupie au-dessus d'elle pour la protéger pendant que le tueur poursuivait son chemin à l'intérieur.

Kathleen Dickson est restée ainsi jusqu'à l'arrivée des policiers, quelques minutes plus tard. Des minutes qui lui ont semblé une éternité.

Son ex-mari et elle sont restés au chevet de leur fille pendant son séjour à l'hôpital. Dans les mois suivants, Kathleen Dickson, enseignante au secondaire, a accompagné sa fille à ses rendez-vous presque quotidiens au CLSC ou à l'hôpital.

LE DIAGNOSTIC

Kathleen Dickson se sentait anxieuse, fâchée, impuissante. Elle dormait peu. Et elle revoyait souvent (et revoit toujours) cette image de sa main couverte du sang de sa propre fille.

Quand elle a recommencé à travailler, quelques mois plus tard, elle a sauté sur l'occasion qui se présentait de changer d'école. Son ancienne école était grande, trop grande. Ça lui rappelait Dawson.

Elle a continué à vivre ainsi jusqu'à ce que sa patronne, trois ans après le drame, entame des démarches à sa place pour qu'elle consulte. Kathleen a accepté. Diagnostic: dépression majeure. Elle est soignée depuis.

Ce que Dawson a changé ? «J'étais une personne très confiante, tellement plus sociable avant! Je ne le suis plus», dit-elle, les yeux humides. Elle fuit les rassemblements, les feux d'artifice. Elle n'arrive plus jamais à l'avance.

Meaghan, de son côté, souffre de douleurs chroniques au bras. Certes, elle a fait des cauchemars au début, elle se sent un peu anxieuse dans de très gros rassemblements, mais sinon, elle se porte bien, dit-elle.

«J'ai fait mon possible pour ne pas que ça change ma façon de vivre, dit la jeune femme. Parce que la personne qui a fait ça voulait semer le plus de misère possible avant de partir. Ce serait la laisser gagner.»

BLESSÉE DANS SA CHAIR ET DANS SON ÂME

Le lendemain des attentats de Paris, Nathalie Provost écoutait la radio. En ondes, on a annoncé qu'on allait présenter un extrait sonore enregistré lors de l'attentat au Bataclan. Elle a immédiatement fermé la radio.

«Je ne peux pas entendre ça, parce que mon système nerveux se met en branle immédiatement et ça me bouleverse, dit-elle. C'est au-delà de la volonté : c'est animal.»

Le 6 décembre 1989, Nathalie Provost était dans la classe où Marc Lépine est entré avec le funeste dessein d'éliminer les femmes qui s'y trouvaient. Elle avait tenté de l'en dissuader. Quatre balles l'ont atteinte.

Encore aujourd'hui, les sons forts provoquent chez elle une décharge d'adrénaline, l'envie irrépressible de fuir. Un réflexe de survie.

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Nathalie Provost, atteinte par balles lors de la tuerie de la Polytechnique en 1989. 

Aujourd'hui mère de quatre grands enfants - deux garçons, deux filles -, elle a dû apprendre à calmer son système qui s'activait lorsqu'un tout-petit laissait tomber une casserole au sol.

«C'est beaucoup, beaucoup moins intense aujourd'hui qu'il y a 25 ans, on s'en doute bien, mais le son est une trace quasi indélébile de ce que j'ai vécu à Polytechnique», dit l'ingénieure.

Dans les heures qui ont suivi le drame, Nathalie Provost se souvient d'avoir été sous l'effet intense de l'adrénaline. Sa pression sanguine et ses pulsations cardiaques étaient très élevées. À l'hôpital, les questions se bousculaient tellement dans sa tête qu'elle a cru perdre la carte.

La première année a été «extrêmement trouble». «J'ai fait beaucoup de cauchemars, se souvient celle qui a perdu des amies dans le drame. Je suis allée chercher de l'aide spirituelle, parce que c'est le pourquoi qui m'interpelait au début.»

Des événements, elle se souvenait des paroles qu'elle a prononcées, de ce qu'elle a fait, mais c'est comme si son cerveau lui avait fait oublier les images.

Des images - insoutenables - lui sont revenues en rêve un an presque jour pour jour après le drame. Les couleurs, le sang. Est-ce ce qu'elle a réellement vu le 6 décembre 1989? Elle ne le saura jamais.

LA PATIENCE EST DE MISE

Au printemps 1992, après avoir terminé son bac, entrepris une maîtrise et trouvé un emploi, Nathalie a frappé un mur. Elle était en dépression. C'est là qu'elle a décidé d'entreprendre une thérapie, qui durera un an et demi. Le temps de réapprendre à vivre.

À l'été 1993, se souvient-elle, elle dormait 11, 12, 13 heures par nuit, comme si son corps, quatre ans plus tard, se remettait du stress énorme qu'il avait subi.

«Ça a pris des années avant que je redevienne comme j'étais avant, ou à peu près», dit Nathalie Provost. Aujourd'hui, elle est capable de différencier le drame personnel qu'elle a vécu du drame social qui s'est joué en ce jour de décembre.

«Il faut être bien patient, dit-elle. Et il faut que ses amis soient patients. C'est long, long, long. Ça avance, mais c'est long.»

LE BRUIT DES BALLES

Benoît Laganière n'a rien vu, mais il a tout entendu. En fin d'après-midi, le 6 décembre 1989, le jeune homme de 21 ans soupait à la cafétéria de Polytechnique. Ce n'était pas son habitude, mais ce jour-là, on servait un souper des Fêtes. Il s'était laissé tenter.

Il mangeait seul lorsqu'il a entendu Paul, employé de la papeterie, dire aux gens de partir parce qu'un tueur fou était dans l'école. Croyant à un canular, Benoît Laganière s'est tout de même levé et dirigé vers la sortie.

Une dizaine de secondes plus tard, il a su que Paul disait vrai : il a entendu une rafale de balles en provenance de la cafétéria. Le tueur venait d'entrer par la porte opposée de celle par laquelle il venait de sortir. « C'était un bruit sec, un bruit sourd », se souvient l'ingénieur, aujourd'hui âgé de 47 ans. Il a accéléré le pas et a pu sortir de l'école.

Les trois premiers mois, Benoît Laganière était dans un état second. « J'étais là, mais pas tout à fait », dit-il.

Dans son réseau, à l'école, on ne parlait peu ou pas du drame. Mais dans sa tête, il se répétait que 14 de ses consoeurs avaient été tuées. Il craignait que ça se reproduise, faisait des cauchemars.

Une « lourdeur » l'a accompagné pendant une dizaine d'années.

PHOTO PATRICE LAROCHE, ARCHIVES LE SOLEIL

Benoît Laganière, présent lors de la tuerie de la Polytechnique en 1989. 

Benoît Laganière s'est donné corps et âme dans ses études et son travail, peut-être pour compenser - en vain - le fait que certaines n'auraient pas cette chance.

Il s'est marié, a élevé deux beaux enfants. Tranquillement, il a appris à se rebâtir. Et il y a 10 ans, il a choisi de s'impliquer dans la cause du contrôle des armes à feu.

« Le temps de refaire confiance à la vie, ça a pris du temps, ça a pris des années, dit-il. Je pensais que j'étais correct, mais avec le recul, je réalise que j'étais plus affecté que je le croyais. »

À plusieurs reprises pendant l'entrevue téléphonique, Benoît Laganière a prononcé le mot espoir. Parce que, malgré tout ce qui s'est passé, de l'espoir, dit-il, il y en a.

ÉVÉNEMENT ANORMAL, RÉACTIONS NORMALES

Les victimes et les témoins de tueries ou d'attentats sont à risque de souffrir de stress post-traumatique. On en parle avec une psychologue spécialisée dans ce domaine, Pascale Brillon, fondatrice-directrice de l'Institut Alpha et auteure de trois livres sur ces questions.

LES QUATRE SYMPTÔMES DU STRESS POST-TRAUMATIQUE

Reviviscence flash-back, cauchemars

Évitement des stimuli associés à l'événement traumatique objets, lieux, conversations, souvenirs

État d'alerte constant hypervigilance, difficultés de sommeil et de concentration.

Altérations des émotions et des cognitions remise en question de la nature humaine, de la conception du monde.

«RÉACTIONS NORMALES À UN ÉVÉNEMENT ANORMAL»

«Les symptômes post-traumatiques constituent des tentatives pour digérer le pire événement de notre vie, explique Pascale Brillon. Un flash-back, ça sert à nous indiquer que quelque chose n'est pas digéré et qu'il faut s'en occuper. L'évitement, ça sert à nous protéger. L'hypervigilance nous donne l'impression de protection.»

UN MOIS

«Dans la majorité des cas, les symptômes vont s'estomper dans les jours qui suivent l'événement traumatisant, mais pour beaucoup, les symptômes vont se cristalliser», souligne Mme Brillon. Le diagnostic de stress post-traumatique peut être posé si les symptômes perdurent plus d'un mois.

FACTEURS DE RISQUE

Proximité plus on sent sa vie menacée, plus la scène à laquelle on assiste est horrible, plus on est à risque d'avoir des symptômes

Présence de dissociation  plus on déconnecte de la réalité au moment de l'événement, plus on est à risque

Deuil ajouté si on perd quelqu'un dans le drame, l'impact est augmenté

Pensées négatives ou catastrophisantes.

LE SOUTIEN SOCIAL

«Un des facteurs qui jouent positivement pour Paris, c'est la présence de solidarité. Le fait que ce soit un traumatisme collectif maximise la résilience des victimes : le tissu social se resserre, on reconnaît les victimes, on leur donne de l'aide professionnelle, ce qui est différent de victimes d'un traumatisme individuel.»

TREMPLIN VERS LA DÉPRESSION...

La moitié des victimes qui ont un trouble de stress post-traumatique vont sombrer dans une dépression majeure, ce qui est énorme, souligne Pascale Brillon. On perd l'intérêt pour la vie, on pleure sans cesse, on a des idées suicidaires...

... ET VERS L'ALCOOL

La moitié des hommes et 30 % des femmes qui souffrent de stress post-traumatique vont avoir tendance à consommer de l'alcool pour s'apaiser, et ce, au point d'en abuser. « L'alcool est facilement accessible, et malheureusement encore moins tabou que d'aller consulter ou que de prendre un médicament, note Pascale Brillon. Non seulement l'alcool ne règle aucunement l'anxiété, mais il a aussi un effet dépressogène important. »

DE NOUVELLES STRATÉGIES

Lorsque Pascale Brillon a terminé son doctorat sur le stress post-traumatique, en 1998, on en était aux balbutiements du sujet. La situation a bien changé depuis : « On sait beaucoup mieux comment aider ceux qui souffrent », souligne Mme Brillon. La psychothérapie qui permet de maximiser les ressources adaptatives et de minimiser les séquelles douloureuses s'avère « très efficace », indique-t-elle.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

La psychologue Pascale Brillon