Jusqu'à 6% des enfants souffrent d'allergies alimentaires, un nombre en hausse. Alors que des écoles bannissent toujours plus d'allergènes - poissons, oeufs, fruits de mer, kiwis, etc. -, d'autres songent à réintroduire les... arachides. Que faire? Un protocole visant à mieux protéger les élèves à risque de réactions allergiques graves est testé cet automne, dans une douzaine d'écoles du Québec.

Un sandwich au beurre d'arachides, dans une boîte à lunch d'enfant. Cette image du passé pourrait bientôt redevenir réalité. «Cette année, trois écoles nous ont appelés pour demander comment réintroduire les arachides», dit Dominique Seigneur, directrice des communications d'Allergies Québec.

Alors que la tendance générale consiste à interdire de plus en plus d'allergènes en classe - arachides, noix, poissons, fruits de mer, kiwis, tournesol, même oeufs et produits laitiers -, quelques établissements envisagent une autre approche. «Ces écoles ont confiance dans leurs capacités d'offrir un assez bon encadrement pour restreindre au minimum le potentiel de réaction allergique, sans bannir les allergènes», explique Mme Seigneur.

Il n'est pas question de nier la gravité des allergies alimentaires, une réaction d'hypersensibilité du système immunitaire devant une protéine, pouvant causer une sévère réaction allant jusqu'à la mort. Jusqu'à 6% des enfants souffrent d'allergies alimentaires, un nombre en hausse d'après certaines études, précise Santé Canada. Le nombre de visites aux urgences par 100 000 habitants en raison d'une anaphylaxie - soit une réaction allergique grave et rapide - a augmenté de 95% entre 2006-2007 et 2013-2014, selon l'Institut canadien d'information sur la santé (ICIS).

Plus d'accidents à la maison 

Mais les risques ne sont pas là où on le pense, démontre une étude canadienne qui a examiné 567 cas où des enfants allergiques aux arachides ont été exposés accidentellement à cet allergène, entre 2004 et 2014.

Fait étonnant, il y a eu plus d'expositions dans les écoles et les garderies qui bannissent les arachides. «C'est peut-être dû à une sensibilisation accrue et à une meilleure vigilance des parents, du personnel scolaire et des enfants dans les écoles permettant les arachides, avancent les auteurs de l'étude. En outre, les politiques qui bannissent les arachides peuvent créer un faux sentiment de sécurité. Les aliments apportés dans ces écoles risquent de contenir des arachides par inadvertance et les enfants qui y sont allergiques peuvent penser qu'il est sûr de partager des aliments, car ils les croient garantis sans arachides.»

Nécessaire au primaire, selon les parents 

«C'est parce qu'elles étaient à l'origine de la majorité des réactions allergiques graves, et de la plupart des morts, que les noix et arachides ont été interdites dans plusieurs écoles, rappelle Marie-Josée Bettez, auteure du livre Déjouez les allergies alimentaires, paru aux éditions Québec Amériques. Depuis que cette mesure a été implantée, il n'y a plus eu de morts liées à l'allergie à l'arachide dans les écoles.»

Plusieurs y tiennent. L'Association d'information sur l'allergie et l'asthme recommande aux parents d'enfants touchés de s'assurer qu'ils soient «dans une classe sans danger pour les allergies [sans arachide ni noix]».

Le fils de Johanne Durand, Tiago Oliveira, 7 ans, a de multiples allergies alimentaires. «Atténuer un danger réel en éliminant au moins une forme d'allergène du milieu scolaire primaire, ce n'est pas maintenir les enfants dans un monde irréel et sans préoccupation, dit-elle. C'est leur témoigner une forme de respect, tout en sensibilisant leur entourage.»

Geneviève Jubinville, mère de deux enfants qui souffrent d'allergies alimentaires, est du même avis. «La prohibition de certains aliments auxquels un élève est sévèrement allergique est nécessaire au primaire», tranche-t-elle. Marie-Ange, sa fille de 6 ans, allergique aux oeufs, a mangé en cachette une croquette de poulet, chez une amie. Elle n'y avait jamais goûté auparavant, car l'emballage des croquettes porte habituellement la mention «Peut contenir des oeufs».

Par chance, la croquette n'a pas causé de réaction. L'anecdote prouve toutefois qu'il faut protéger les jeunes enfants, pas assez responsables pour assurer seuls leur sécurité, estime Mme Jubinville.

Peur de l'effet de ressac 

Mais que faire quand les allergies se multiplient et deviennent incompatibles entre elles? Christophe, fils de Marie-Josée Bettez, est allé dans un camp de vacances, il y a quelques années. Sur place, le camp a informé la famille que le soya était interdit, car un autre enfant y était allergique. «Or, mon fils est allergique aux produits laitiers, aux poissons, à un certain nombre de viandes et de légumineuses, décrit Mme Bettez. Le soya est une partie essentielle de son alimentation. On fait quoi dans ce genre de situation?»

«J'ai peur de l'effet de ressac, si on demande de bannir tous les allergènes des écoles, poursuit Mme Bettez. J'ai peur qu'à un moment donné, on nous dise: "Écoutez, les enfants allergiques, c'est très lourd pour le système scolaire. On ne peut pas mettre en place toutes les mesures pour assurer leur protection. Éduquez-les à la maison." Interdire les arachides et les noix, ça fait presque l'objet d'un consensus au Québec, qu'on peut hésiter à revisiter. Mais pour les autres aliments, personnellement, je ne pense pas que ce soit la solution.»

Trois morts liées aux produits laitiers

«Au cours des dernières années, on constate que ce sont des produits laitiers qui ont tué des enfants, observe Marie-Josée Bettez, présidente de Déjouer les allergies. Peut-on interdire les produits laitiers dans les écoles ? Je ne pense pas que ce soit réaliste.»

Sabrina Shannon, 13 ans

Sabrina s'est éteinte en 2003 en Ontario, après avoir mangé des frites contaminées par du fromage, à la cafétéria de son école.

Megann Ayotte Lefort, 6 ans

Megann est morte en 2010, dans son école de Pointe-aux-Trembles, d'un épisode allergique-asthmatique. Elle était allergique aux produits laitiers depuis sa naissance.

Caroline Lorette, 14 ans

Caroline a succombé à une réaction allergique aux produits laitiers, au Nouveau-Brunswick, en juillet 2014.

Un protocole pour mieux protéger les élèves allergiques

Une douzaine d'écoles partout au Québec testeront bientôt un protocole visant à protéger les élèves à risque d'anaphylaxie - une réaction allergique grave, pouvant être fatale.

L'Ontario a adopté il y a dix ans la Loi Sabrina, ou Loi visant à protéger les élèves anaphylactiques, entrée en vigueur en janvier 2006. Il s'agit de «la première loi du genre au monde», selon le ministère de l'Éducation de l'Ontario. Elle oblige toutes les écoles à adopter des procédures relatives à l'anaphylaxie, «y compris de la formation pour le personnel et des directives sur l'administration des médicaments».

Chez nous, le ministère de l'Éducation compte-t-il adopter une loi semblable? «Une approche de soutien aux milieux scolaires, plutôt qu'une approche légale, a jusqu'à maintenant été privilégiée pour répondre aux besoins particuliers des élèves présentant des allergies sévères», répond Pascal Ouellet, responsable des relations de presse au Ministère.

Résultat: rien n'est uniforme. «Au Québec, les mesures de sécurité sont de la responsabilité de chaque établissement scolaire», confirme M. Ouellet.

C'est pour standardiser les actions qui sont prises dans les écoles qu'Allergies Québec a élaboré un protocole, testé cet automne dans le cadre d'un projet-pilote. Les écoles participantes recevront une trousse d'information avec des capsules vidéo et des panneaux visuels.

Ne pas miser sur les interdits Faut-il que les écoles bannissent les arachides et noix? Le protocole indique que les établissements peuvent choisir de le faire, sans le recommander. «Par contre, pour réduire les risques d'exposition aux autres allergènes, l'accent devrait être mis sur la sensibilisation et l'éducation plutôt que sur les restrictions alimentaires», précise Allergies Québec.

L'évaluation du projet-pilote aura lieu l'hiver prochain. À la rentrée 2016, le protocole devrait pouvoir être implanté «dans le plus d'écoles et de commissions scolaires possible», souhaite Mme O'Doherty.

Les huit mesures du projet-pilote visant à protéger les élèves à risque d'anaphylaxie 

• Identifier les élèves à risque lors de l'inscription et leur faire porter un bracelet médical.

• Rédiger un plan d'intervention individualisé approuvé par un médecin ou une infirmière.

• Faire porter sur eux aux élèves en âge de le faire un auto-injecteur d'épinéphrine (traitement d'urgence). Entreposer d'autres auto-injecteurs dans un endroit sécuritaire de l'école, accessible en tout temps.

• Convenir des mesures d'urgence à prendre (administrer une dose d'épinéphrine, appeler le 911, etc.).

• Préciser que le personnel scolaire ne peut être poursuivi pour un acte accompli de bonne foi, comme injecter de l'épinéphrine.

• Former le personnel sur l'anaphylaxie au moins une fois par année.

• Prévenir les risques d'exposition (interdire l'échange de nourriture, donner des récompenses non alimentaires, encourager les élèves à se laver les mains avant et après avoir mangé, etc.).

• Informer le personnel scolaire, les parents et les élèves des mesures prises.

Victoria à l'école

Automne 2011. Victoria Ravary a deux ans et demi. À la garderie, un enfant renverse un verre de lait sur elle. La fillette, sévèrement allergique aux arachides, aux oeufs et aux produits laitiers, réagit fortement. Possiblement parce que le contact avec le lait est direct, comme elle a de l'eczéma au bras.

«Quand je suis arrivée à la garderie, je n'ai pas reconnu ma fille, se souvient Dominique Seigneur, la mère de Victoria. Elle était tellement bouffie! Elle hurlait, c'était vraiment dramatique. Ils étaient en train de lui injecter l'épinéphrine...»

Transportée à l'Hôpital de Montréal pour enfants en ambulance, Victoria a été sauvée. Enceinte d'un deuxième enfant, sa mère s'est mise à avoir des contractions au chevet de sa fille, et a accouché deux jours plus tard. «Ç'a été toute une épreuve, résume Mme Seigneur. Heureusement, ce n'est jamais arrivé depuis.»

Auto-injecteur en permanence sur elle 

Aujourd'hui, Victoria a 6 ans. Elle porte son auto-injecteur d'épinéphrine - le traitement d'urgence en cas de grave réaction allergique - en permanence sur elle. Même à l'école.

Photo Robert Skinner, La Presse

Victoria Ravary, 6 ans, est gravement allergique aux arachides, aux oeufs et aux produits laitiers.

Avant la rentrée, Mme Seigneur est allée rencontrer l'enseignante de Victoria, pour lui parler de la sévérité de ses allergies et lui présenter son plan d'urgence, signé par son médecin. «Comme son professeur m'avait dit qu'elle n'aimait pas les aiguilles, je l'ai fait injecter de l'épinéphrine périmée dans une petite lime, décrit la mère. J'ai retenu le dispositif pour lui montrer que l'aiguille n'est pas si grosse.»

L'an dernier, quand Victoria a commencé la maternelle, son enseignante a proposé d'interdire les produits laitiers, à la collation du matin. «Ma réponse a été: «Jamais», raconte Mme Seigneur. D'une part, parce que ça ne me tente pas de brimer les enfants qui n'ont aucune allergie alimentaire. D'autre part, parce que des parents ne comprenant pas la sévérité des allergies alimentaires pourraient prendre en grippe mon enfant.»

L'enseignante a alors eu une idée formidable: elle a désigné une table jaune comme étant «la table des produits laitiers», celle où les enfants allaient manger leurs yogourts et fromages. Victoria ne s'y asseyait tout simplement pas.

Pas dans une bulle aseptisée 

«Pour moi, c'est super important que ma fille ne soit pas dans une bulle aseptisée», dit Mme Seigneur. À la Saint-Valentin, elle a cuisiné des petits gâteaux sans allergènes, pour toute la classe. «Ma fille était tellement fière d'arriver avec sa grosse boîte de gâteaux!» La maman a aussi fourni des petits contenants pour la peinture, afin de remplacer les boîtes d'oeufs utilisées jusqu'alors. Elle laisse aussi en classe une boîte de barres tendres sans danger pour sa fille, à lui donner au besoin.

L'école fréquentée par Victoria, à L'Île-des-Soeurs, interdit les noix et arachides. «Pour moi, ce n'est pas vraiment protecteur, indique Mme Seigneur. Ma fille a d'autres allergies qui sont aussi sévères. Je ne compte donc pas là-dessus.»

La maman mise plutôt sur tous les outils et l'information qu'elle a donnés à sa fille et à l'école. «À un moment donné, comme on dit en anglais, There's so much you can do, observe-t-elle. Je fais confiance à la vie.»

Pas d'oeufs dans les lunchs

Pas de noix, pas d'arachides, pas de biscuits, pas d'oeufs, pas de poisson, pas de nouilles déshydratées, pas de sucreries, pas de chocolat, pas de croustilles. Faire les lunchs des enfants qui vont à l'école Sainte-Colette, dans Montréal-Nord, ne s'improvise pas.

«C'est tellement compliqué qu'en guise de protestation, certains parents ont emmené du McDonald's à leur enfant», témoigne le père de trois élèves de Sainte-Colette. Depuis, le règlement précise: «Aucun repas venant directement d'un restaurant de type resto rapide ne sera accepté.» Pour parler de ces restrictions, La Presse a joint Christiane St-Onge, secrétaire générale de la commission scolaire de la Pointe-de-l'Île, dont le territoire comprend Montréal-Nord.

Pourquoi interdire les noix, les arachides, les biscuits, les oeufs et les poissons à Sainte-Colette?

Maintenant, à peu près partout dans les écoles, il y a des aliments interdits parce qu'ils sont très allergènes. On a de plus en plus d'enfants, dans les générations modernes, qui sont frappés d'allergies.

Pourquoi bannir les biscuits?

Le personnel ne peut pas établir le degré d'allergène des biscuits qui sont apportés dans les lunchs. Ils sont donc interdits. Les parents ont la responsabilité d'assurer la sécurité et de respecter la politique alimentaire. Aujourd'hui, on ne trouve plus d'aliments très sucrés dans les lunchs des élèves, comparativement à il y a 15 ou 20 ans. Les produits qui ont une forte teneur en sucre ne sont pas considérés comme sains pour l'alimentation des enfants.

Puisqu'il peut y avoir des oeufs dans le pain, les pâtes et la mayonnaise des sandwichs, n'est-ce pas compliqué de les interdire?

C'est très compliqué. Et d'année en année, ça devient de plus en plus complexe. Nous avons de plus en plus d'enfants allergiques au lait, intolérants au gluten.

Les écoles ne vont tout de même pas interdire le pain et les produits laitiers? 

Pour le moment, on n'est pas rendus là.