«Elle demande toujours: Vais-je vivre vieille, docteur?» La patiente la plus âgée du Dr Réjean Thomas, de la clinique L'Actuel, a 88 ans. À la suite du diagnostic de la maladie, jamais plus elle n'en a prononcé le nom.

En raison du vieillissement de la population et des avancées médicales des traitements antirétroviraux, le VIH/sida n'est plus l'affaire des jeunes. Non seulement les personnes atteintes du VIH vivent plus longtemps, mais les 50 ans et plus* forment désormais un groupe à risque. «Les jeunes pensent que le sida est une maladie de petits vieux alors que les vieux pensent que c'est une maladie de jeunes. À les entendre, c'est comme si elle ne touchait jamais personne», observe le Dr Réjean Thomas, président et cofondateur de la clinique L'Actuel.

L'augmentation de la population vieillissante à la clinique L'Actuel est «semblable à ce qui se voit dans les pays riches ailleurs dans le monde», analyse le Dr Thomas. Sur une clientèle de 2450 personnes, les patients âgés de 50 ans et plus représentent 30 % aujourd'hui contre 10 % en 2010. À ce rythme, ce sera 50 % d'ici 2017, estime le docteur.

Selon l'Agence de la santé du Canada, les cas signalés d'infection chez les Canadiens de 50 ans et plus sont passés de 10 % en 1999 à 15 % en 2008. Au Québec, selon le Programme de surveillance de l'infection par le VIH au Québec de l'Institut national de santé publique, les nouveaux diagnostics de VIH chez les 50 ans et plus ont presque doublé, passant de 16 % en 2002 à 28 % en 2009.

Facteurs de risque

Les rapports sexuels seraient le principal facteur de risque (à 41 %) pour l'infection au VIH chez les Canadiens âgés. «La sexualité ne s'arrête plus à 50 ans comme on pouvait le penser autrefois. Aujourd'hui, les gens ont une vie sexuelle normale jusqu'à 75-80 ans», assure le Dr Thomas, qui considère que la sexualité des personnes vieillissantes constitue un «autre grand tabou» de notre société.

«Qui va penser donner des conférences sur le sida ou les maladies transmises sexuellement aux personnes vieillissantes? Elles sont considérées comme asexuelles ou non actives sexuellement. Elles sont donc moins informées», souligne le Dr Thomas. Selon lui, les médecins montrent encore une grande résistance à questionner leurs patients âgés au sujet de leur sexualité.

La hausse des taux de divorce, les médicaments améliorant la performance sexuelle et les changements physiologiques liés à l'âge, comme la fragilité des tissus, comptent parmi les principaux facteurs responsables du risque accru d'infections, selon l'Agence de la santé publique du Canada.

«Au cours des dernières décennies, on s'efforçait de sauver des vies. Maintenant que la population infectée vieillit, on peut s'attarder aux préoccupations sociales, physiologiques et psychologiques», indique le Dr Thomas. Les problèmes d'isolement, de solitude et de détresse que vivent certaines personnes d'âge mûr augmentent leur vulnérabilité. «Je vois beaucoup de gens qui, pendant une dépression, vont avoir des comportements à risque élevé», souligne le médecin.

Il est grand temps que ce groupe à risque soit visé par les campagnes de sensibilisation, martèle-t-il. «Il ne faut plus faire de la prévention en bloc comme auparavant. Pour éviter toute confusion, il faut cibler les différents groupes: les femmes, les hétérosexuels, les personnes qui voyagent, les personnes âgées. Avec différents thèmes de campagne, on aura de meilleurs succès.»

*Dans la documentation scientifique sur l'épidémie du VIH/sida, sont considérées comme «âgées» les personnes de 50 ans et plus.

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Vieillir avec le VIH

À l'aube de ses 60 ans, Bernard Gagnon mène une vie de plus en plus rangée. L'ex-journaliste consacre ses matinées aux journaux et aux infos et ses après-midi, à la lecture et aux jeux de patience. Il sort ensuite faire une longue promenade pour éviter à son corps de «figer». Bernard Gagnon vit avec le VIH depuis 16 ans. Un état que tend à lui rappeler la prise de 19 comprimés chaque jour.

«Aussi bien dans leur vie intime que sociale, les personnes âgées atteintes du VIH vivent beaucoup d'isolement et de stigmatisation, énonce Isabelle Wallach, auteure d'une recherche sur le VIH et le vieillissement au Québec. Ils vivent du rejet de la part de leurs familles et amis, de leur milieu professionnel.» Réalisée à la clinique L'Actuel, l'étude - qui a reçu une aide financière de 200 000 $ de la ministre responsable des Aînés en 2010 - a été menée auprès de 38 patients de 50 à 73 ans.

La précarité financière et matérielle touche plusieurs d'entre eux, a constaté la professeure au département de sexologie de l'UQAM. «Je ne peux plus travailler, dit M. Gagnon. Heureusement que je vis en colocation parce que je ne pourrais pas arriver avec l'argent de l'aide sociale.»

Manque de ressources

En ce qui a trait au dépistage et au traitement de la maladie, les personnes âgées représentent un défi de taille pour les médecins, puisque le VIH/sida entraîne de nombreux troubles de santé, liés au vieillissement physique précoce. «Nous sommes les premières générations qui vieillissent avec le sida, signale M. Gagnon. On ne sait pas encore ce qui nous attend.»

Le rapport d'Isabelle Wallach, qui tient également compte du point de vue du personnel médical, dénote un manque de ressources et de services en soins de santé adaptés aux personnes âgées vivant avec le VIH. «Le problème général, c'est le fonctionnement en silo des domaines du VIH et du vieillissement. Il n'y a aucune structure dans les services médicaux et psychosociaux», affirme-t-elle.

«Pour soigner le sida, ça prend une équipe», atteste M. Gagnon, qui a été hospitalisé sur une longue période avant de recouvrer une qualité de vie. «Outre le médecin, il y a le pharmacien qui joue un rôle important, mais aussi le psychologue, le nutritionniste, le travailleur social.»

Accès au logement

Une des principales inquiétudes des sidéens vieillissants, constatent le Dr Réjean Thomas, PDG de la clinique L'Actuel, et Isabelle Wallach, concerne le logement. «Ils ont peur de semer la panique s'ils venaient à se blesser dans un centre d'hébergement ou pire, de se faire mettre à la porte, indique le Dr Thomas. Il m'apparaît urgent de faire de l'éducation auprès des centres puisque leur arrivée va vite devenir une réalité.»

Pour ses vieux jours, Bernard Gagnon rêve d'un modèle de cohabitation en appartement où les «résidants se donneraient collectivement les services». «Notre allons être exigeants! estime-t-il. J'appartiens à la fin des baby-boomers, une génération revendicatrice qui ne se laissera pas faire. Elle va exiger du respect et de la souplesse de la part des institutions.»

Exigeante, certes, mais résiliente également, précise pour sa part Mme Wallach. «Bien que ces personnes doivent composer avec de nombreuses difficultés dans leur vie quotidienne, elles insistent sur le fait qu'elles sont heureuses de vieillir et d'être encore en vie pour profiter de leur existence. Voilà un beau message pour notre société contemporaine qui dévalorise le vieillissement», conclut-elle.