Soigne-t-on adéquatement les grands prématurés? Pour un pronostic similaire, les médecins ont davantage tendance à intervenir et réanimer des enfants et des adultes que des bébés prématurés de 24 semaines ou moins. Est-ce la chose à faire? Pédiatre néonatalogiste au CHU Sainte-Justine, Annie Janvier se questionne.

«Dans les médias, on s'apitoie sur le sort des bébés prématurés, on parle de coûts de santé faramineux, on nous montre des enfants qui bavent sur leur chaise roulante. Pourtant, la majorité grandit bien. Dans tous les hôpitaux, des patients dont l'avenir est beaucoup plus sombre reçoivent des soins démesurés. Pourquoi ne s'en formalise-t-on pas?» s'interroge la Dre Annie Janvier, pédiatre néonatalogiste et professeure à la faculté de médecine de l'Université de Montréal. Avec des collègues canadiens et américains, elle a récemment publié un article dans Acta Peadiatrica qui montre que les prématurés sont traités de façon moralement différente.

 

Quand ils viennent au monde, les grands prématurés ont 50% de chances de survie. Parmi les survivants, 50% seront «normaux» et 25% auront des handicaps sévères. Un enfant de 2 mois atteint d'une méningite bactérienne reçoit le même pronostic. De son côté, un adulte de 35 ans atteint d'un cancer du cerveau opérable a moins de 5% de chances de survivre et 100% d'en garder un handicap. Lequel de ces patients tenteriez-vous d'abord de sauver?

Parce qu'ils sont mal informés, les pédiatres dévaluent généralement le potentiel de survie et de qualité de vie des prématurés, selon une étude américaine publiée dans Pediatrics.

Même en connaissant le pronostic de chacun, les médecins et étudiants interviendraient davantage pour un enfant de 2 mois avec méningite et pour un adulte avec le cancer du cerveau que pour un prématuré de 24 semaines. C'est ce qu'indique une étude de la Dre Janvier et ses collègues publiée en 2008 dans le Journal of Pediatrics. Ces soignants accepteraient aussi plus facilement le refus d'intervention formulé par les parents d'un prématuré (65% contre 15% pour le bébé avec méningite). Pourtant, à long terme, les enfants nés prématurément disent avoir une qualité de vie aussi bonne que ceux nés à terme, selon des chercheurs de l'Université McMaster.

«Ce n'est pas une décision rationnelle, mais liée à ce qu'un prématuré représente. Il a plus l'air d'un petit oiseau que d'un humain», avance la Dre Janvier. Pourquoi les médecins et étudiants hésitent-ils à intervenir? «Ils disent que les parents peuvent faire un autre bébé, que le prématuré ne fait pas encore partie de la famille, qu'il est plus facilement remplaçable», énumère la chercheuse.

Lorsque naît un prématuré de 24 semaines ou moins, il revient aux parents d'opter pour les soins intensifs ou palliatifs, stipule la Société canadienne de pédiatrie. «C'est une recommandation désuète parce qu'on se fie sur l'âge gestationnel, qu'on connaît rarement avec précision. D'une semaine à l'autre, le taux de survie peut varier de 10%. Ce n'est qu'un facteur parmi d'autres pour établir le pronostic», indique la chercheuse. Les jumeaux, les garçons, les bébés de petit poids et ceux nés loin des hôpitaux spécialisés ont moins de chances de survie. «La plupart des mesures d'intervention ne tiennent pas compte de ces facteurs.»

Ainsi, une fille d'âge gestationnel de 23 semaines née dans un hôpital spécialisé à qui on a administré des stéroïdes prénatals a plus de chances de survivre qu'un garçon de 26 semaines, jumeau, né loin des grands centres. Les parents en sont-ils conscients? «On réduit des décisions de vie et de mort à une simplicité déconcertante. «

Des bébés plus précieux que d'autres ?

«En néonatalogie, certains bébés sont considérés plus précieux, ajoute la Dre Janvier qui s'apprête à publier une étude sur le sujet. On hésitera moins avant d'intuber et de réanimer un bébé prématuré lorsque la mère a 42 ans et que l'enfant est le fruit de la procréation assistée. On laissera tomber plus facilement si la mère a 25 ans et qu'elle en est à son premier essai. Ça se comprend, mais ce n'est pas très scientifique. En pédiatrie, tous les patients sont précieux, non ?»

La pédiatre Annie Janvier ne souhaite pas qu'on sauve les grands prématurés à tout prix. «Je constate néanmoins que cette population est traitée différemment. Si on traitait les adultes comme les prématurés, on fermerait bien des hôpitaux. Avec la population vieillissante, il faudra un jour se poser des questions sur l'allocation des ressources.»

 

Une première au Canada

Devrait-on accepter qu'une mère donne un rein à son enfant si ellemême devra aller en dialyse? Doit-on permettre l'avortement tardif chez une fillette de 11 ans qui a été violée? Dès janvier 2011, l'Université de Montréal offrira un programme de maîtrise en éthique clinique pédiatrique, un première au pays. «Ce programme, destiné aux professionnels de la santé, sera ancré dans la pratique pour aider les soignants à répondre à des questionnements épineux», dit la Dre Annie Janvier.