Michel Jetté n'avait jamais vu sa conjointe. Jamais vu ses enfants et ses petits-enfants. Ni même son propre visage. Quasi aveugle depuis l'âge de 2 ans, il ne voyait du monde que des contours flous. Mais il y a trois semaines, une nouvelle opération lui a rendu la vue. À 62 ans.

«À l'hôpital, j'ai regardé ma conjointe et je lui ai dit: «Je te reconnais pas.» Elle a pleuré. Mais non, que je lui ai dit, c'est très bien comme ça!»

Ce n'était pas la première fois que Michel Jetté passait sous le bistouri. Guéri par la pénicilline d'une maladie réputée mortelle dans les années 50, il en avait gardé des séquelles importantes aux yeux. La cornée, cette fenêtre à la surface de l'oeil qui laisse passer la lumière, était devenue presque complètement opaque. Treize greffes de la cornée réalisées grâce à des dons d'organes n'ont jamais pu l'aider durablement. Avec le temps, sa vue ne cessait d'empirer et c'est toute la santé de l'oeil qui était menacée.

Jusqu'à ce que les progrès scientifiques en ophtalmologie lui permettent de contourner le rejet de la greffe. Le Dr Mona Harissi-Dagher, ophtalmologiste au Centre hospitalier de l'Université de Montréal (CHUM), est allée apprendre aux États-Unis à implanter une nouvelle prothèse oculaire et est actuellement la seule spécialiste à pratiquer cette intervention au Canada.

La prothèse oculaire, appelée «kératoprothèse Boston», se substitue à la cornée du patient dans les cas où une traditionnelle greffe de la cornée est impossible. L'intervention dure moins de deux heures. Les bénéfices, durables à long terme, sont ressentis dès le lendemain. Michel Jetté est ainsi passé d'une cécité légale (24/100) à une bonne vision (20/30) en seulement trois semaines. «Je peux légalement conduire! a-t-il lancé hier, hilare. Mais ne vous en faites pas, je ne le ferai pas.»

La cécité cornéenne est la deuxième cause de cécité dans le monde, a précisé le Dr Dagher. Une vingtaine de patients québécois pourraient profiter de la nouvelle percée chaque année. L'opération est couverte par le régime public d'assurance maladie. Par contre, les patients sont toujours tributaires des dons d'organes puisque la prothèse de plastique inerte sert de support à la nouvelle cornée à implanter. Les délais d'attente peuvent atteindre trois à quatre ans. Les patients du Dr Dagher ont retrouvé la vue avec un seul oeil pour le moment.

Une nouvelle vie

Mais un oeil, c'est déjà suffisant pour démarrer une nouvelle vie, dit Caroll Savard. L'homme de 57 ans a perdu la vue à l'âge de 30 ans à la suite d'une brûlure chimique. «Quand j'ai eu mon accident, mes garçons avaient 3 ans et 9 mois. Aujourd'hui, ils en ont 30 et 27. Ça faisait 10 ans que je n'avais pas vu leurs visages. Ce sont des hommes maintenant...»

Il a aussi subi plusieurs greffes de la cornée, et même une greffe de conjonctive (la membrane qui couvre le blanc de l'oeil) donnée par ses soeurs. La vue lui était rendue chaque fois pendant quelques mois seulement. Chaque jour, je me disais que je voyais moins qu'hier, mais plus que demain», raconte-t-il. Il avait renoncé à sortir, n'allait plus au restaurant, ou alors, il s'agrippait au bras de sa femme. «Je me perdais sur mon terrain, je me cognais partout dans la maison.»

Il a reçu la kératoprothèse Boston le 20 octobre dernier. «Le surlendemain, je marchais avec ma femme rue Sherbrooke. J'étais comme un enfant, je voyais les couleurs des autos, les escaliers...» Il est retourné chez lui. Il a constaté que les feuilles devaient être raclées avant l'hiver. Il a réalisé qu'il pouvait s'en charger lui-même. «Je suis monté sur mon tracteur. Depuis des années, je ne faisais que mettre de l'huile et de l'essence dedans. Mais là, je l'ai conduit. C'est vraiment merveilleux.»

Merveilleux. C'est aussi ce que répète Michel Jetté depuis l'opération. En conférence de presse, hier, il a soudainement interrompu son témoignage, la gorge nouée, les lèvres tremblantes. «C'est... c'est le bonheur. Voir les couleurs, voir les détails... C'est comme passer du Moyen-Âge à la Renaissance!»