Le personnage n'est pas toujours sympathique, mais son parcours est fascinant. L'histoire d'Helena Rubinstein est au moins double.

D'abord celle d'une petite Juive, née dans le ghetto de Cracovie en 1872, aînée d'une famille de huit soeurs, émigrée pauvre à 24 ans au fond de l'Australie, et qu'on retrouve à partir de 1905, devenue «impératrice de la mode» en Australie, puis à Londres et Paris. Une autodidacte devenue grande collectionneuse, membre à part entière du gratin du milieu culturel de la première moitié du XXe siècle. Matisse, Cocteau, James Joyce et autres Picasso furent ses familiers.

Ensuite celle de «Madame», une richissime Juive polonaise naturalisée américaine, un peu trop élégante et couverte de bijoux, mère absente, boulimique de travail, impitoyable avec elle-même et avec son entourage, mondaine par intérêt, insatiable de pouvoir presque jusqu'à sa mort en 1965, à l'âge de 93 ans.

L'écrivaine et journaliste Michèle Fitoussi, qui lui consacre une biographie, s'empresse de nous dire en interview: «À la femme d'affaires géniale et redoutable d'après la quarantaine, je préfère Helena, la petite juive de Cracovie qui se fraie un chemin vers le sommet à partir de rien du tout. Au tout début du XXe siècle, c'est-à-dire une époque où il était impensable qu'une femme, même bien née, arrive à un poste de commande. Son parcours est quasiment unique et, indéniablement, a ouvert la voie aux autres femmes de carrière, même si elle n'était aucunement «féministe». La seule autre self-made-woman de cette époque était SA rivale américaine: Elizabeth Arden, autre grande prêtresse de la beauté, née sous le nom de Florence Graham en 1878 en Ontario d'un père agriculteur et d'une mère infirmière.»

Individualiste et ambitieuse, Helena était donc féministe sans le savoir. Aînée d'une fratrie de huit soeurs dans une famille qui ne peut offrir de dot à ses filles, elle commence par refuser le mariage inespéré qu'on lui a arrangé avec un veuf, vieux, riche et moche. Après un passage par la boutique viennoise des oncles de sa mère, elle décide de tenter sa chance en Australie, où un autre oncle, radin et grossier, élève des moutons et tient le magasin général dans un trou perdu.

Après trois ans à se morfondre, elle a une illumination: utiliser les petits pots de crème de beauté artisanaux que sa mère a mis dans ses bagages. Elle se fait embaucher par un pharmacien du village voisin pour peaufiner son invention. Puis devient dame de compagnie dans la grande ville de Brisbane. Puis se fait des relations, dont masculines. Un patron d'une compagnie pharmaceutique s'intéresse à sa fameuse crème de beauté miracle. Elle la baptise du nom exotique de Valaze. Et rajoute cette idée de génie: le petit pot pourrait profitablement se vendre deux schillings, mais Helena insiste pour que ce soit un produit de luxe, vendu plus de sept schillings!

Les profits sont gigantesques, et par-dessus le marché l'astuce fonctionne au-delà de toute espérance: la clientèle féminine voulait de l'exclusif, et voulait le payer cher. Helena Rubinstein venait de créer en Australie les produits cosmétiques de grand luxe. Quelques années avant Elizabeth Arden aux États-Unis.

«Même si cela peut paraître étrange, dit Michèle Fitoussi, le maquillage était interdit aux femmes jusqu'à la fin du XIXe siècle, ou plutôt réservé aux actrices et aux prostituées. L'avènement du règne de la bourgeoisie en Occident avait été aussi le triomphe du puritanisme. Avec un bagout d'enfer et du bon sens, Helena a inculqué aux femmes des règles de base concernant l'hygiène de la peau. En commençant par les dames de la haute société de Brisbane, qui avaient les moyens de venir dépenser une fortune dans son Valaze Beauty Parlour en 1902, et qui donnaient le ton en matière de bon goût. En 1905, Helena était à la tête d'une petite fortune de 100 000$. Ce qui allait lui permettre de partir à l'assaut de Londres, puis de Paris, puis de New York et de l'Amérique. Avec un sens inné de la mise en scène: son père était «devenu» un riche propriétaire terrien en Pologne. Elle avait fait des études de médecine, et enrobait ses discours de considérations scientifiques. Ou prétendait tenir ses formules de Lucrèce Borgia ou Madame de Pompadour. Ce qu'elle vendait au-delà des conseils de bon sens au Nouveau Monde, avec son accent juif polonais qu'elle garda toute sa vie, c'était la sophistication de la haute société européenne. Avec un slogan qui allait révolutionner les moeurs féminines: la beauté, c'est le pouvoir.»

Le reste, c'est l'histoire d'une incroyable success story. Londres, Paris, New York. Ayant horreur du milieu juif traditionnel de son enfance, elle ne reverra ses parents qu'une fois, en 1905. Mais, avec un sens de la tribu, elle fera venir de Pologne six de ses soeurs. Des cousines et des nièces, qui l'aideront à diriger ses nombreux salons éparpillés sur trois continents. À sa mort en 1965, elle laissera une fortune personnelle de 100 millions de dollars et une entreprise qui compte 32 000 salariés. Au passage, elle aura réussi à entourlouper la banque Lehman Brothers: après lui avoir vendu en 1928 les trois quarts de ses actions américaines, elle les lui rachètera cinq fois moins cher après le krach de 1929.

À 35 ans, elle s'est trouvé à Londres un mari hors du commun, Edward Titus, un Juif polonais devenu Américain, indépendant de fortune sans être riche. Séduisant, très cultivé, il la trompera beaucoup, mais lui fera rencontrer la fine fleur de l'intelligentsia européenne: de Proust à Henry James, de Salvador Dali à Picasso, toutes les célébrités de l'époque défileront dans le salon de «Madame». Une vingtaine d'artistes célèbres peindront son portrait, dont les toiles orneront quelques murs de son appartement new-yorkais de Park Avenue qui comptait 36 pièces.

Quand elle avait voulu l'acheter, en 1942, on lui avait fait savoir que «la maison ne souhaitait pas de Juifs». Elle ne se sentait pas particulièrement juive, et laissait courir les rumeurs sur sa mère, «une aristocrate russe», mais avait refusé - par orgueil - de changer son nom en arrivant aux États-Unis avant la Première Guerre. Elle s'était adaptée à l'antisémitisme ambiant. Mais, en 1942, elle était devenue richissime. «Pas de Juifs au 625 Park Avenue? avait-elle lancé à son responsable financier. Eh bien faites une offre. J'achète l'immeuble!»

C'était l'époque où le capitalisme, optimiste et sans complexe, produisait des personnages extravagants.

Helena Rubinstein La femme qui inventa la beauté

Michèle Fitoussi

Grasset, 490 pages