En plein milieu du Festival Juste pour rire, Gaëlle Cerf, ancienne administratrice d'Au Pied de Cochon et associée chez Grumman78, un camion à tacos, a eu une idée. Pourquoi ne pas inviter d'autres restaurateurs à venir vendre de la nourriture sur le terrain du festival, à leurs côtés, le temps d'un événement?

C'est ainsi qu'est né Juste pour nourrir, un minifestival de cuisine de rue qui a eu lieu le 27 juillet dernier, entre le Musée d'art contemporain et la Place des Arts. Les gens du restaurant Les Cons Servent, avenue Papineau, y sont arrivés avec des cailles rôties à 6 $ pièce. Le restaurant La Bottega est débarqué avec des sandwichs à la porchetta, comme sur les places en Italie. Le chef du Comptoir a choisi de proposer de la viande fumée et celui de la Fabrique des pans-bagnats à la niçoise.

Bref, près d'une dizaine de restaurateurs ont répondu à l'appel pour servir, dans un espace public, de la cuisine de rue à mille lieues des traditionnels hot-dogs et sandwichs industriels.

«On a servi environ 600 personnes durant la soirée», explique Mme Cerf, qui est associée avec Marc-André Leclerc et Hilary McGown. «C'était clair que les gens étaient heureux de nous voir.» Les stands ont été pris d'assaut.

De tels événements sont courants dans des villes comme New York, Los Angeles, Portland ou San Francisco, où ils attirent les gourmands séduits par la diversité, la qualité et les bas prix d'une cuisine de rue très actuelle qui s'est beaucoup développée depuis cinq ans environ.

Toutefois, ils sont rarissimes à Montréal.

La métropole est en effet une des rares grandes villes d'Amérique du Nord où la vente de nourriture dans la rue est presque totalement interdite.

Depuis 1947

Cette prohibition ne date pas d'hier. La décision a été prise par l'administration municipale en 1947, explique-t-on dans le rapport du Comité consultatif concernant la vente d'aliments sur le domaine public, qui s'est penché sur la question en 2003.

Le document cite l'article du Montréal-Matin publié à l'époque sur la décision de la mairie: «Quatre principales raisons auraient incité l'administration municipale à poser son geste: l'absence de précautions sanitaires dans un grand nombre de voitures; l'entrave à la circulation du fait que ces voitures stationnent n'importe où; la concurrence que font ces marchands à des commerces déjà établis, qui paient une taxe d'affaires et ont fait des déboursés pour se conformer au règlement; et, enfin, la malpropreté de la chaussée après le passage des voitures de patates frites.»

À travers les années, le désir de faire lever cette interdiction a aussi été maintes fois exprimé, notamment en 1997 par des vendeurs de crème glacée. Et en 2003, à la suite des fusions, une consultation a eu lieu sur la question dans Ville-Marie, par un comité dont la première conclusion fut non seulement de maintenir cette approche prohibitive, mais aussi «d'adopter une nouvelle réglementation claire et spécifique qui interdira toute forme de vente ambulante d'aliments dans l'arrondissement, sauf dans les cas exceptionnels et spécifiquement prévus par ordonnances du conseil d'arrondissement».

Bref, la Ville n'a jamais bronché et les arrondissements, qui ont pris le relais pour l'application du règlement 926 au moment des fusions et de la refonte de la structure municipale, non plus.

Dans la rue, quand même

Depuis quelque temps, toutefois, c'est sur le terrain que la réalité bouge.

Vous ne pouvez peut-être toujours pas acheter des cupcakes d'un camion garé à l'angle de Peel et De Maisonneuve, façon Portland ou Austin. Mais vous pouvez attraper des satay en plein air, comme à Singapour, au marché Atwater. Ou trouver des produits frais dans les parcs du Centre-Sud grâce aux Fruixi du Marché solidaire Frontenac. Vous pouvez aussi manger des crêpes ou du fish'n'chips au soleil au marché Jean-Talon, acheter un bol de soupe aux fruits de mer au Müvbox dans le Vieux-Port ou chercher dans quel marché ou festival se trouve le camion de Grumman78, histoire d'avaler un taco ou un burrito au porc effiloché «extra coriandre».

«C'est vraiment les tacos de Grumman78 qui ont tout fait bouger», lance le chef Stelio Perombelon, un ex des Cons Servent et de chez Pullman qui participait récemment à un «Foodlab», sur la place de la Paix. «Ils sont en train de lancer la tendance à Montréal.»

«S'il y a une demande, il y aura toujours un entrepreneur pour essayer de trouver une solution», affirme pour sa part Daniel Noiseux, restaurateur et président de la société qui conçoit le conteneur modifié en casse-croûte Müvbox, un autre des précurseurs de toute cette effervescence, qui en est à son troisième été au Vieux-Port.

Dans le cas du Müvbox, la solution a été relativement simple pour qu'il ne soit pas bloqué par l'interdiction municipale : le conteneur casse-croûte est installé sur le terrain du Vieux-Port, qui n'est pas régi par les mêmes règlements que les parcs municipaux.

Pour développer un marché, ceux qui tiennent à mettre de l'avant un tel type de restauration doivent donc chercher les espaces publics tombant sous d'autres juridictions que celle de la Ville ou alors dénicher les exceptions, comme les festivals. Ou trouver une formule qui cadre dans le règlement, comme le projet-pilote des Fruixi, appuyé par la Ville car il comble des besoins en santé publique: vendre des fruits et légumes dans les quartiers où il n'y en a pas. Ou s'installer dans un marché public.

L'équipe du Grumman78, elle, a décidé, d'une part, d'aller là où c'est encore permis - festivals, marchés, fêtes privées - et, d'autre part, de fonctionner comme un traiteur, avec un quartier général officiel, rue De Courcelle dans Saint-Henri, qui détient son permis du ministère de l'Agriculture, des Pêcheries et de l'Alimentation du Québec. «En fait, explique Marc-André Leclerc, c'est ici qu'on prépare tout.» Cuisiner dans le camion des sauces et des braisés comme ceux des tacos de Grumman78 n'est tout simplement pas possible.

Car la cuisine de rue version 2011 n'étant pas celle des années 40 - allez voir ce qui se fait ailleurs en Amérique du Nord et vous comprendrez: schnitzels, dumplings, soupes thaï, choucroute, couscous -, les façons de faire sont bien différentes.

D'ailleurs, souvent ce sont de vrais chefs - comme Leclerc, un ancien du McKiernan qui a aussi déjà travaillé au Toqué! et au Pied de Cochon - qui choisissent de se lancer ainsi en affaires pour la première fois, les coûts pour lancer un restaurant pignon sur rue étant souvent prohibitifs.

Ce lien entre la nouvelle street food et la restauration traditionnelle n'a cependant pas réchauffé l'Association des restaurateurs du Québec à l'idée de voir la cuisine dans les rues de la métropole. Elle demeure une des plus farouches adversaires au changement du règlement, parce qu'elle estime que Montréal est déjà amplement bien servi côté restauration et qu'il n'y a pas de place dans le marché pour une telle nouvelle concurrence.