On m'avait prévenu, l'avenue du Parc subit le même sort que le boulevard Saint-Laurent il y a quelques années. Trottoirs défoncés, voies de circulation réduites, bouchons, boue, grillages de fer: tout est annonciateur de difficultés.

Cependant, que cela ne vous empêche pas d'aller visiter Damas, un remarquable petit resto syrien, ouvert depuis quatre mois. Il appartient à ce genre qui nous remue. Pas uniquement pour son décor confortable, évocateur de l'Orient certes, mais d'un Orient de luxe, moderne, sans artifice folklorique, sans garde-à-vous nostalgique, sans lourdeur. Mais surtout pour sa cuisine, raffinée et opulente.

La Syrie et le Liban sont très proches culturellement. Leurs cuisines se touchent, leur histoire est une collision de mélanges et de perplexité permanente. C'est que la Syrie entoure presque complètement le Liban. Les conflits passés n'ont pas empêché leurs cuisines de se nourrir réciproquement au point d'être pratiquement indiscernables. La cuisine syrienne, c'est un peu la cuisine libanaise, avec les formidables spécialités aleppines et ses influences juives, arméniennes et turques en prime. Le restaurant Damas en donne une interprétation fine, moderne et parfaitement authentique. Ce n'est ni la cuisine de souk, ni de vieille mémé. Les jeunes patrons d'origine syrienne, frères et soeurs, sont nés à... Calgary et ont manifestement décidé de dévoiler le meilleur de leurs racines culinaires.

Allez! Il était minuit moins cinq; ravagées par la médiocrité commerciale, traînées dans la boue de la rapidité, le no man's land gastronomique, elles retrouvent ici une sorte de grandeur un peu décadente et extraordinairement raffinée. Car découvrir une telle cuisine, c'est s'exposer à d'autres parfums, d'autres douceurs, des notes acidulées, parfois cinglantes, des contrepoints insoupçonnés entre le sucré et le salé, des associations de textures et de couleurs singulièrement franches qui nous font souvent défaut en Occident.

Chez Damas, on les découvre par des entrées spectaculaires. Et des plats d'une remarquable robustesse, aux goûts aussi crus et directs que les regards des Syriens quand ils nous apostrophent dans la rue. On reste presque sur la défensive devant tant de brillance, de chaudes associations de parfums, rose, pistache, olive, persil, sésame, tant de fulgurance en cuisine! Aussi bien dans les grillades que les salades et les petits plats de légumes et de fromages, chauds ou froids, qui nous servent d'entrées. Au fond, c'est un peu ça prendre un pays et le comprendre de l'intérieur, par le goût.

Pour tous les sens

À table, la salade fattouche, faite à l'instant de concombre, tomates, poivrons frais, est remuée avec de la très bonne huile d'olive, du citron fraîchement pressé, de la poudre de sumac légèrement acidulée. Puis un sauté de pointes d'okras miniatures, intensément tomaté, capiteux et riche avec des notes de mélasse de grenadine.

Des kibbes d'agneau sont moelleux, goûteux et s'effritent délicatement sous nos doigts. On les trempe dans une sorte de sauce au yaourt citronné. On les présente joliment dans des assiettes toutes blanches. Un humus est assorti de viande de boeuf épicée, saupoudrée de pistaches et de noix de pins rôties, d'un trait d'huile, de gouttes de citron. C'est aussi beau à voir qu'un tableau de Francis Bacon. Et c'est bien meilleur.

Les plats continuent d'arriver, ils sont copieux, affriolants dans leurs couleurs ardentes et leurs fumets intenses. Le muhammara - une purée de poivrons, de piments forts, de pain, de noix, tout cela malaxé à de la mélasse de grenadine - est un peu salé, mais on le termine en se léchant les doigts. C'est irrésistible, toute cette abondance. Des cailles grillées au citron et au piment, des courgettes confites, une purée de betteraves et d'aubergines au sésame.

En plat, ce sera la même tonitruance, oh! Seigneur! Un plat de kebabs, traité dans une sauce riche aux cerises aigres, avec une petite pyramide de riz cuit au centre, est sucré à fond et pourtant bizarrement... salé. C'est l'un des plats les plus intenses qu'il m'ait été donné de goûter ces dernières années. J'ai envie de partir là-bas dès ce soir!

Le Fatta de jarret d'agneau mélange, pèle-mêle, le pain grillé, un yaourt épais comme du miel, des épices, des pistaches, de la coriandre fraîche, de la menthe et de l'ail. Après ces étourdissements, on se demande: comment font-ils?

Nous terminons sur des douceurs tout aussi suaves, la meilleure faite de fromage, de noix et parfumée d'un doigt d'eau de fleur d'oranger, il me semble. En un mot, ce resto est tout simplement épatant.

Qu'attendez-vous?

Damas

5210, avenue du Parc, Montréal 514-439-5435

Prix: Les mezze entre 5 et 15$, les plats de 17 à 27$, une formule comprenant 3 services pour 36$. Ce n'est pas donné pour ce genre de cuisine, c'est vrai. Mais le soin et la finesse des préparations justifient les prix et, au bout du compte, c'est raisonnable. Comptez une centaine de dollars pour deux personnes.

Service: Rien ne vaut la courtoisie. La patronne est comme le temps qui passe, elle vous fait oublier vos soucis.

Faune: Jeune et urbaine, couples pittoresques qui articulent leurs remontrances en chuchotant, groupes d'étudiants anglos bruyants et sympathiques, portant tuques et jeans en bas des hanches.

Vin: On a obtenu le permis après notre passage.

Décor: Mille et une nuits croisé à la trattoria du coin, un brin tapageur, mais confortable.

(") Qualité et finesse de la cuisine. Et de l'accueil.

(-) Pour y accéder, il faut passer derrière un mur grillagé, comme la frontière entre le Mexique et le Texas.

On y retourne? Tout de suite!